Quelle question ! Bien sûr. On y était tous. On s’en souvient comme si c’était hier.
Le choc, l’incrédulité, l’horreur. Vite, on avait changé nos images de profil sur les réseaux sociaux, on avait vidé l’encre noire de nos cartouches à force d’imprimer des « Je suis Charlie » et on avait marché, dans le froid. Ça nous avait fait chaud au cœur d’être si nombreux.
Vous y êtes, vous, sur la photo ? Bien sûr ! Nous avions les yeux rougis et nous brandissions un stylo, ou juste le poing. On ne va pas se laisser faire. Même pas peur. Pour qui ils nous prennent ces barbares ? On est le pays des lumières, de la liberté d’expression !
Le temps a passé. Il y a eu d’autres morts, encore. Des terrasses de cafés ensanglantées. Le bruit des mitraillettes à la place des guitares dans un concert. Des enfants morts sur la promenade des Anglais. Des professeurs égorgés.
Une fois de plus, on a changé nos images de profil, avec une Marianne triste, qui pleure des larmes bleu blanc rouges. Mais on n’est plus descendus dans la rue. On a allumé des bougies à la place. C’est bien aussi, les bougies.
10 ans après, où sont passés les gens de la photo ?
Beaucoup ont déserté : ceux qui ont glissé vers un « Je suis Charlie, MAIS » ou alors « je ne suis plus du tout Charlie, ils vont trop loin » prouvant ainsi qu’ils braillaient des slogans sans en avoir compris le sens.
Ceux qui étaient là juste parce que, quand même… Wolinski, je l’aimais bien. Il était rigolo. 80 ans, tu te rends compte ? Et Cabu, merde ! Celui du club Dorothée avec sa bonne bouille d’éternel gamin, sa frange et ses lunettes rondes. Il méritait pas ça. Personne ne méritait ça, je sais, mais Cabu, encore moins !
Il y a aussi ceux qui voulaient surtout se montrer, être au premier rang devant les photographes, mais qui, par petit calcul électoral, n’ont pas hésité ensuite à aller défiler au côté des incendiaires qui avaient armé idéologiquement nos bourreaux.
Il y a enfin les gens qui sont partis par lassitude. Il faut bien avancer, tout ça, c’est derrière nous, bla bla bla… Il est temps de passer à « autre chose ». Dans les faits, ceux qui ont abandonné Samuel Paty à son sort sont effectivement bien passés à « autre chose ». À la lâcheté, par exemple.
Petit à petit, donc, les rangs se sont dégarnis. La jeunesse n’est pas venue les regonfler. Charlie n’est plus très « hype », voire carrément ringard. L’époque est à la volonté de ne pas offenser et on entretient la confusion entre la critique des idées et les attaques contre les personnes. On parle moins fort. On rit moins fort. On ne rit pas de tout. On ne parle même plus de tout. On ne débat plus, on ne confronte plus nos opinions, on ne s’engueule plus. Il s’agit avant tout de ne pas heurter les sensibilités.
Alors, oui, on est toujours là, sur la photo. Mais l’image a vieilli. Comme nous.
On est encore debout, mais les têtes se sont petit à petit baissées. On se lance des regards en coin. Pour tout vous dire, je crois qu’on n’a pas très bonne mine. On devient flous, pâles et ternes.
Pourtant, le meilleur hommage qu’on pourrait rendre à la flamboyante et rigolarde bande de Charlie, se serait de retrouver un peu de nos couleurs.
Chiche ?
Nathalie Bianco