Chapitre VIII
Bab Marrakech
Abdel voulait aussi son voyage en car pour Casablanca. Symine refusa catégoriquement. Elle expliqua pour la énième fois au jeune Abdel que ces temps de restriction ne permettaient pas de faire des dépenses superflues. Abdel lui embrassa les mains selon la coutume, la suppliant de le laisser partir pour Casablanca avec son ami Moshé, jusqu’à ce que Symine cède aux aux bouffonneries de ce jeune homme agité, rusé, dévoué, considéré comme un membre de la famille.
Le lendemain, les deux compères partaient pour Casa dans l’un des cars des Transports Sebagh. Le Marché de Bab Marrakech se trouvait entre la rue des Anglais et la porte de Marrakech sur un immense terrain de terre et de graviers qui se transformait en flaques d’eau et en boue les jours de pluie. Ce marché offrait toutes sortes de denrées. Les achalandages regorgeaient de fruits et de légumes que la guerre n’avait pas encore exterminés.
Dans ce pays arabo musulman, les juifs étaient chez eux quoiqu’on dise. Le marché se faisait le jeudi, avant la préparation du chabbat. Les porteurs attendaient avec leurs énormes paniers d’osier leurs clients attitrés. Ils les suivaient pas à pas, chargés comme des ânes, jusqu’à la fin de leurs achats, pour un pourboire de misère. Ici et là, il y avait un désordre et un brouhaha où chacun se débrouillait pour se frayer un chemin entre pauvreté et opulence.
Le rituel de la volaille était particulièrement intéressant. La ménagère choisissait chez son marchand de volailles des poulets qu’elle confiait à l’un des rabbins du marché qui procédait au rituel du sacrifice, l’égorgement de la bête, suivi de la bénédiction d’usage. Puis elle les donnait à plumer à l’un des nombreux plumeurs du marché. L’homme réalisait l’opération « Plumes de Poulets » à une vitesse effrénée, puis tendait les bêtes dénudées à sa cliente contre une pièce de monnaie qui variait selon la générosité de chacun.
Pour un observateur, la rue des Anglais était sans doute une place stratégique qui était le théâtre de toutes les couches de la société casablancaise. On pouvait prendre place sur un banc de fortune et découvrir cette cour des Miracles où se déroulaient les scènes de rue les plus hétéroclites.
Il y avait là des enfants, des femmes, des vieillards en guenilles, des mendiants, des voleurs, des handicapés physiques ou mentaux, des malades, dont certains étaient en parfaite santé, mais qui tentaient eux aussi, de ramener difficilement quelque maigre pitance au foyer. Le marché du jeudi était pour eux l’ouverture des portes de la caverne d’Ali baba.
La rue des Anglais bénéficiait d’une situation centrale qui permettait l’accès sur de nombreuses rues dont les noms appartiennent aujourd’hui, à l’histoire du Maroc. Très rapidement, l’on pouvait rejoindre par la place de Verdun, les rues Lacepède et Lusitania, puis le boulevard Moulay Youssef où l’on passait devant le Palais du Glaoui, et accéder dans les rues Rabelais, Alfred de Musset, Baudelaire, Racine, et autres poètes français qui marquaient « La grandeur et l’honneur de la France ».
L’autre marché de Casablanca, le Marché Central, fut construit par l’architecte Pierre Alexandre Joseph Bousquet, né à Toulouse le 29 avril 1885. C’est sur le site de la foire internationale de Casablanca, qu’en 1915, le marché fut érigé dans un style architectural Néo-Mauresque, avec pour pièce maîtresse sa porte d’entrée dont l’auguste allure était digne des grandes portes des villes impériales du Maroc. Le marché Central fut livré en 1917.
Sur le boulevard de La Gare, l’entrée du marché, offrait le spectacle magnifique de milliers de fleurs aux couleurs éclatantes qui accueillait les visiteurs du Marché Central réputé pour la variété infinie de ses poissons. Sous la coupole centrale aux formes octogonales, les étals proposaient des fruits de mer frais. Des crabes, des langoustes, des crevettes, des moules et même des huîtres de Dakhla.* Ces crustacés se vendaient vivants, ou préparés selon les préférences des clients. La disponibilité des poissons tels que le bar, la sole, le merlu, la sardine, la viande de requin, le thon ou la daurade en provenance de l’Océan Atlantique, pouvait varier en fonction des saisons et des conditions de pêche. Il y avait encore des objets de décoration, des vieilles photographies des affiches de cinéma en noir et blanc, et dans l’ensemble des produits plus luxueux et plus chers qu’au marché de Bab Marrakech.
Moshé et Abdel s’étaient levés à l’aube pour faire deux des trois queues, imposées par le gouvernement de Vichy. La queue des colons qui accédaient au marché par groupe de 10, la queue des juifs et la queue des marocains qui accédaient au marché un par un. Les jeunes gens se consolaient de cette injustice en pensant que ces jours à Casablanca étaient leurs jours de liberté, et qu’une fois à l’intérieur du marché ils pouvaient jouer les Pachas en s’imprégnant des senteurs, des sonorités, des négociations entre vendeurs et clients et des gesticulations des marchands. Ils goutaient à tout, à la chicha et aux plats traditionnels, les tagines et le couscous casablancais dont ils disaient en faisant la moue mogadorienne, qu’ils n’avaient pas les saveurs exquises de la cuisine délicate de Mogador.
Les deux jeunes gens s’en donnaient à cœur joie. Ils dépensaient l’argent que Symyne leur avait confié pour acheter les produits du marché, et les produits de la miraculeuse boutique de Léon Benouaich au du Marché Central. Léon était un ami de Berthold, il avait été averti du passage des ambassadeurs de Symyne. Les deux émissaires confièrent à Léon la précieuse liste des courses dont Moshé portait la lourde responsabilité. Léon très amusé par l’accoutrement des deux boudjadis*, leur demanda de revenir une heure plus tard, pour prendre livraison de l’eau de lavande, de l’eau de rose, de fleur d’oranger, des boutons de roses séchées, des chocolats fins, des spiritueux, des bouteilles de bourbon de gin, de whisky, des savonnettes parfumées et des serviettes brodées pour les toilettes d’invités, enfin, tout ce qu’on trouvait au marché noir à Mogador à des prix exorbitants.
Léon emballa le carton dans du tissu de satin pourpre noué d’un large ruban de soie verte, et le remis aux garçons, en leur confiant une enveloppé de vœux qu’ils devaient remettre à Symine. C’était son cadeau de Mariage.
Joseph avait discrètement glissé quelques billets dans les poches des deux complices pour leur propre consommation. A ses yeux, chacun devait partager son bonheur et celui de son fils unique qui allait sans doute épouser celle dont il avait fait la connaissance et qu’il appelait déjà sa bru.
Slil
*entrée du désert saharien occidental