Yelena

Chapitre IX

Protectorat

Après avoir accompli leur mission, emballé les courses dans des cartons et déposé les cartons à la gare routière au Transport Sebagh, les deux amis prirent d’assaut la visite de Casablanca. Ils étaient curieux de voir ce que cette ville trépidante située sur la côte atlantique du pays pouvait leur offrir. Ils furent immédiatement captivés par l’atmosphère vertigineuse et l’énergie qui émanait de cette ville et surpris par les voitures qui circulaient dans tous les sens, les rues noires de monde, les avenues bordées de magasins, de restaurants et de cafés remplis de jeunes. Ils prirent aussi le temps de savourer la paix qui régnait dans les jardins et les parcs où les amoureux et les casablancais se réfugiaient pour échapper à la folie de cette mégalopole. Tout cela était pour eux un contraste saisissant par rapport à la tranquillité de leur douce vie à Mogador.

A Mogador, on leur avait conseillé de faire un tour sur la célèbre corniche de Casablanca, la magnifique promenade incontournable du bord de mer qu’ils découvraient en marchant le long des plages de sable fin doré. Epuisés, les deux amis qui ne voulaient rien rater de Dar el Beida*, la lumineuse, décidaient de se poser enfin dans l’un cafés pour profiter de la vue imprenable de l’océan en écoutant danser les vagues, le souffle de la bise et le silence des jours d’été. C’était un moment de détente bien mérité après avoir échappé à la cruauté de la police française qui maltraitait les autochtones à vue de nez au marché de Bab Marrakech.. 

Abdel et Moshé n’auraient pas quitter Casablanca sans faire un détour par le quartier des Habous, un trésor de l’architecture marocaine érigé par les architectes du protectorat français entre 1920 et 1930. En 1915, Casablanca avait pour vocation de se transformer en capitale économique et industrielle. La ville était en effervescence, on reconstruisait le port, des chantiers de toutes sortes poussaient dans la ville européenne, des usines, des immeubles magnifiques de style Bauhaus, des boutiques de luxe, tout cela au détriment des autochtones ruinés après avoir liquidé pour une bagatelle leurs terres et leurs misérables patrimoines pour tenter leur chance dans la métropole.

Ne trouvant pas de logements, ils dormaient à la belle étoile dans l’ancienne médina qu’ils squattaient furtivement la nuit. C’est ainsi que l’idée du quartier des Habous vit le jour. Les français du protectorat qui se comportaient d’une manière odieuse, craignaient que ces pauvres diables ne viennent troubler leur sérénité en s’installant sous la belle étoile de leurs quartiers chics.

Le Résident de France au Maroc, le Maréchal Hubert Lyautey, devait se soumettre à la politique du protectorat qui consistait à séparer les résidences des français, de celles des autochtones, en dressant une frontière entre la ville européenne et la ville arabe. 

Mais Lyautey manquait d’argent pour construire une ville dans la ville. C’est Haïm Bendahan, un riche propriétaire terrien qui accepta de céder généreusement un terrain conséquent aux Habous, (Assemblée religieuse traditionnelle qui organisait l’attribution des logements au sein de la médina).

Les Habous refusèrent dédaigneusement ce don, car Haïm Bendahan était juif. Personne ne comprenait ce refus pseudo coranique de l’assemblée. Le Sultan fut appelé d’urgence à la Résidence par le Maréchal tiraillé entre les colons prêts à couper des têtes pour leur sécurité, une assemblée de théologiens qui se faisait prier pour sauver la face, mais dont tout le monde savait qu’elle accepterait argent et terrain, et un juif venu de nulle part, sollicité par la Résidence pour le don d’un terrain… Hubert Lyautey finit par persuader les hypocrites, il réussit à calmer les colons, et profita en passant, des biens d’un juif dont la communauté était victime de l’antisémitisme cinglant des colons français.   

En 1917, le projet fut confié aux architectes français Albert Laprade, l’adjoint d’Henri Prost, Auguste Cadet et Edmond Brion, chargés de mener à bien la réalisation des Habous. Ils feront de ce lieu un exemple rare de reconstruction d’une médina majestueuse, un véritable joyau, conforme à la lettre aux traditions et aux règles de l’urbanisme moderne. 

Henri Descamps a dépeint l’engouement des habous en ces termes : « La nouvelle ville arabe sauvegarde les traditions et coutumes indigènes : les rues sont étroites, avec de pittoresques décrochements, les maisons entièrement tournées vers l’intérieur ouvrent sur le “patio” familial.

On s’est contenté d’ajouter, discrètement, les acquisitions de la science moderne. Les terrasses sont en terre battue, les poutres où les insectes peuvent se loger sont remplacées par le béton armé, les cabinets d’aisance sont reliés au tout-à-l’égout. Il y a l’électricité et le téléphone, les rues sont propres, le tracé qui semble irrégulier permet la circulation des voitures de nettoiement. Mais ces progrès d’ordre matériel ne portent aucune atteinte à la vieille civilisation orientale, d’esprit bien différent.» (Revue La construction moderne, 26 octobre 1930).

De retour à Mogador, Moshé et Abdel emportèrent avec eux les souvenirs de leur aventure Casablancaise. Ils partagèrent avec enthousiasme leurs histoires avec leurs amis et leurs familles, en soufflant à d’autres jeunes de se lancer à la découverte de nouvelles expériences et de nouvelles cultures. Ils ne parlaient plus que de leur désir de tenter leur chance à Casablanca après la guerre. Ensemble ils avaient des projets d’avenir et se projetaient déjà dans leur future vie Casablancaise. 

Symyne intervenait pour refreiner leur babillage incessant :

Pour le moment nous avons du travail. Nous verrons tout ça après la demande en mariage de Berthold.   

Aux yeux de Symyne, qui souffrait à l’instar de sa famille et de ses amis, de la guerre et de l’antisémitisme, Abdel et Moshé étaient l’illustration, ou l’illusion de la façon dont l’amitié et l’ouverture d’esprit peuvent transcender les frontières religieuses et culturelles en mettant en lumière l’importance de se rencontrer, de se comprendre et de travailler ensemble pour un monde en paix.

Slil

*Dar el Beida (Casablanca)

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