Chapitre XXX
La traversée n’aura pas lieu
De l’opération Torch à Fédala, Pont Blondin et Casablanca, il ne reste que des bribes de souvenirs enchevêtrés les uns aux autres selon la mémoire, la perception et la sensibilité des narrateurs dont la majorité étaient des pétainistes qui avaient du mal à raconter leurs vérités troublantes.
La bataille menée par les français d’Afrique du Nord contre les alliés n’avait rien de glorieux, la flotte française s’est battue jusqu’au dernier bateau, tandis que dans les écoles et dans les rues de Casablanca, les frankaouis chantaient *Maréchal nous voila devant toi, le sauveur de la France, nous jurons, nous, tes gars de servir et de suivre tes pas. Maréchal nous voilà ! Tu nous as redonné l’espérance …/…
l’Opération Torch, qui a été une opération complexe et parfois controversée, a finalement abouti à la libération du Maroc et à l’ouverture d’un nouveau front contre les forces de l’Axe en Afrique du Nord.
Plusieurs navires français ont subi des dommages importants, ou ont été coulés dans les affrontements notamment les cuirassés, les croiseurs, les destroyers et les sous-marins.
En Septembre 1943, au moment du départ de Rose et de sa famille, le Maroc connaissait une relative stabilité politique et une activité militaire moindre, le pays n’étant pas directement impliqué dans les combats de la Seconde Guerre mondiale.
Joseph était serein, il avait prévu d’offrir cette traversée à Rose et à sa famille dans un patrouilleur américain. Il n’attendait plus que l’ordre d’embarquer.
L’alerte fut donnée à Joseph, mais il s’agissait d’un départ depuis Safi. Cet événement de dernière minute rendait le voyage très compliqué. Rose et ses sœurs voyaient leurs rêves de traversée et les pompons rouges des marins s’évanouir. Elles exprimaient à grands cris et soupirs leurs déceptions. Symine était désappointée, ses filles avaient tant travaillé pour préparer ce voyage sur cet Océan qui représentait pour elles la liberté et l’éternité. Mais Joseph n’envisageait pas de leur faire subir un voyage en deux étapes qui serait exténuant. Très rapidement, il avait pensé à privatiser un car et un chauffeur via les Transports Sebagh.
– Nous n’avons plus le temps de tergiverser. S’il faut prendre la route pour Safi, autant la prendre directement pour Casablanca. Vous pourrez charger le car à votre guise. Et il vous emmènera jusqu’à la porte du domaine des Roches noires.
– Et notre traversée alors ? lui fit remarquer Fanny en sanglotant.
– Je vous promets que vous ferez une traversée en bateau à Casablanca. Tante Mazal s’occupera de tout. Mais d’abord installez vous confortablement à Casablanca. Vous avez consciencieusement préparé ce voyage, vous méritez largement votre récompense.
Les 3 jeunes filles embrassèrent joseph en dansant et en criant leur joie.
– Vous partirez demain. Vous pouvez emporter des affaires personnelles sans restrictions. Moshé et Abdel vous accompagneront.
Les valises et les cartons destinés à un transport plus tardif envahissaient déjà les couloirs, tandis que Joseph se rendait aussitôt dans les bureaux des Transports Sebagh pour négocier le voyage. Joseph signa et paya la location du car et Moshe ramena le car devant la porte de l’immeuble des Suerte.
Les voisins de Rose, amis de Berthold, demandèrent à se joindre au voyage. C’était l’occasion de rendre visite à leur famille, l’épicier du coin de la rue voulait aussi profiter de ce car énorme. Déjà, il y avait une file de candidats au voyage. Si Mazal n’était pas intervenue pour mettre le holà à l’exaltation des voisins et des commerçants de la rue, le toit du car aurait été recouvert de passagers.
Les voyageurs avaient toute la journée pour apporter quelques modifications liées au transport de leurs bagages.
En fin d’après midi ils se réunirent dans le Riad de Joseph pour un dernier soir en famille à Mogador.
Le repas fut empreint d’une tristesse et d’un silence qui rappelaient à Mazal son propre départ pour Casablanca avec ses parents, ses frères et sœurs qui avaient fait la traversée de Mogador vers Casablanca sur un bateau ouvert, alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune fille.
Elle leva son verre en essuyant furtivement ses larmes et porta un toast à la Vie. « Léhaim » ! Léhaim » crièrent les autres en levant leur verre. La petite Zineb avait bu cul sec un shot de Mahia et tout le monde se mit à rire.
A L’aube, entre la nuit et le jour, la lumière était comme de la ouate blanche éclairée d’étoiles. A Mogador l’aube était un moment sublime où régnait une atmosphère probablement divine.
Tout le monde était réveillé et chuchotait de peur de souiller ou de laisser s’enfuir ce moment éphémère du point du jour.
Les voisins avaient préparé des provisions et des repas pour que les voyageurs ne manquent de rien pendant leur parcours sur les routes chaotiques qu’ils allaient traverser.
Dire au revoir à Mogador, à la maison familiale, aux amis et aux voisins était émotionnellement difficile pour Symine et les enfants. Moïse ne disait rien, Albert non plus, leurs yeux et leurs regards suffisaient à exprimer les sentiments qu’ils cachaient. Les adieux étaient empreints de nostalgie. Sans dire un mot, ils savaient que la vie telle qu’ils la connaissaient était en train de changer. L’aube et ses mystères les avaient réunis dans une alliance mystique où ils puisaient la grandeur morale d’affronter secrètement ce que le monde leur offrait de haines, de chagrins et d’accablements.
« Il ne faut jamais faire pitié » disait Moïse » Il faut toujours bomber le torse et aller de l’avant”. C’est ce que faisaient ces femmes prêtes pour une nouvelle vie dans un nouveau monde.
Elles étaient vêtues de tailleurs, de manteaux d’automne assortis à leurs sacs, leurs chapeaux et à leurs mocassins achetés par Mazal aux stocks américains de la base américaine de Nouaceur.
Pendant qu’Abdel, Moshé et les hommes du quartier chargeaient les valises et les cartons, Ester stockait dans un coin du car les provisions offertes par les voisins.
– Il y a à manger pour un mois ! dit elle
– Moi et Moshé on va tout manger Madame, lui dit Abdel.
L’atmosphère était douce et digne. Les voisins et les amis de la famille étaient venus leur offrir leur soutien et partager les adieux. Les ruelles étroites résonnaient du bruit des discussions et des éclats de rire mêlés à une pointe de tristesse.
Moïse embrassa sa femme et ses enfants qu’il serrait dans ses bras. Albert séchait ses larmes pendant que Symine et Mazal l’embrassaient avec tendresse encore et encore. Moïse décida qu’il ne fallait pas voyager dans la chaleur et qu’il était temps de monter dans le car. C’était pour lui le moyen de dissimuler ses sanglots étouffés, avant de pleurer à gros sanglots en voyant le car démarrer. Les filles agitaient leurs foulards, les voisins poursuivaient le car en envoyant des seaux d’eau comme symbole du retour.
Dans le car, Symine paraissait épuisée. Elle se mit à l’aise et s’allongea sur les sièges au fond du car en pensant :
« J’ai fait ce que je dois. Advienne que pourra ». Le car s’enfonçait dans l’aube, au loin c’était le soleil.
Slil
* Maréchal nous voila. paroles d’André Montagnard et Charles Courtiouxune