Chapitre XIV
Mazal
Le lendemain de cette journée mémorable, quelques membres de la famille se retrouvèrent chez Symyne, à l’ombre de la terrasse, sous les bienfaits des embruns de l’océan. De l’avis de tous, l’océan mogadorien diffusait une musique aux sons particuliers qu’aucun autre océan du monde ne possédait. L’atmosphère était plus authentique que la veille. Les hommes ne restèrent que le temps de se restaurer avant de se rendre à leur travail. Les femmes attendaient impatiemment qu’ils vident les lieux pour papoter librement d’histoires de femmes et pour commérer à leur aise. On apprenait tous les ragots de la communauté mogadorienne du Maroc ! Rose découvrait avec effroi les histoires d’amour clandestines des couples illégitimes.
– « Forcément, leur disait-elle, les mariages étaient arrangés, aujourd’hui ils retrouvent tous leurs amours de jeunesse leur vrai amour. »
– « Veux-tu te taire ? Que sais-tu de ces choses ? Tu n’as aucune expérience » ! Lui rétorqua l’une des stars de la famille, Mazal Médina, dite Mademoiselle Larue, l’ainée des filles, issue d’un premier mariage de Rébecca, sa mère, mariée à Ezéchiel Medina, décédé, père de 4 enfants : L’oncle David, l’aîné qui avait fait la bataille des Dardanelles, Wally, Mazal et Mary. Leur mère qui n’était pas une reine de beauté, on la disait même laide, se remaria rapidement à un célibataire beau et fortuné avec lequel elle eut 4 autres enfants, un fils, et 3 autres filles Sultana, Diamante et Symine. Six reines de Saba aux cheveux longs bleu nuit, qui encadraient des visages d’anges aux regards perçants et inquisiteurs, se trouvaient sur la terrasse avec les bonnes et les boys lascifs qui s’enfonçaient dans les matelas du salon oriental de la terrasse. Ils écoutaient les voix musicales de ces dames volubiles dont les rires fusaient jusqu’à l’océan. Elles parlaient un mélange de français d’anglais, d’espagnol, de dialecte, un seul mot se disait en une seconde dans toutes les langues. La table, el mida, la mesa, the table, elles étaient des tours de Babel linguistiques que seuls les mogadoriens, leur progéniture et leur entourage comprenaient.
Mazal vivait avec Jean Larue, un Français du Maroc natif de Limoges. Elle possédait un vaste domaine de plusieurs hectares aux Roches-Noires, où elle avait installé sa villa et ses écuries de chevaux d’abattoirs. Les Roches-Noires était un des quartiers les plus chics de Casablanca dans les années 1930. C’était un lieu résidentiel, paisible à proximité de la plage, du phare et du casino. Sous l’autorité du protectorat, ce quartier était un territoire exclusivement accessible aux européens.
Les lycées, les collèges, les écoles avaient été cédés en 1961 au ministère de l’Éducation nationale marocain. Plus tard, en 1981, l’église est devenue la Mosquée Al Qods.
Tout le monde connaissait Mademoiselle Larue, la seule femme commerçante du Marché Central. Elle menait ses affaires de main de maître, c’est elle qui supervisait l’élevage des chevaux, leur mise à mort à l’abattoir et la direction de son stand du Marché Central.
Son style de vie discret et sa personnalité réservée, ont contribué à créer un mythe autour de cette femme incroyable, qui n’était pas mariée, qui n’avait pas d’enfants, et qui défiait tous les codes de bienséance de son époque. Elle se déplaçait dans la ville en calèche, un renard argenté sur l’épaule et son chien blanc, un aïdi de l’Atlas, depuis des siècles en Afrique du Nord, et essentiellement au Maroc.
Mazal était réputée pour son élégance et son allure sophistiquée. Son style était épuré, elle portait des accessoires discrets, mais magnifiques. Des bijoux somptueux, des ceintures et des chapeaux élégants. Son maquillage était généralement léger et mettait en avant sa beauté naturelle. Elle avait un penchant pour les lèvres rose fuchsia qui contrastaient avec sa peau d’Andalouse et ses yeux pairs. Elle était également connue pour avoir adopté des éléments du vestiaire masculin.
Les anciens racontent qu’elle aurait popularisé le port de costumes-pantalons et des chemises à col à Casablanca. Elle arborait souvent des coiffures sophistiquées, des chignons élégants, des nattes en macarons sur les oreilles, elle portait des chapeaux cloches ou à larges bords qui accentuaient son allure originale. Marcel Choukroun qui avait un stand de fromages français au Marché Central, et tous ceux qui se souvenaient d’elle, racontaient que chaque élément de sa tenue était soigneusement choisi, des boutons aux coutures et qu’elle a sans doute été l’icône du marché central dont elle a marqué l’âge d’or par sa beauté et son talent. Elle aurait pu être Edna Purviance la muse et partenaire romantique de Charlie Chaplin.
Mazal était une fumeuse. A cette époque, le tabagisme était socialement accepté et répandu. Sur les albums de famille, les photos d’elle avec une cigarette à la main ou un porte-cigarette, sont associées à son image.
Le style de Mazal reflétait les tendances de l’ère Art Déco, dont elle affectionnait l’élégance géométrique et les formes épurées. Mazal portait en elle une confiance tranquille. Elle n’était pas très affable, ce n’était pas un personnage drôle. Elle avait bataillé toute une vie pour être ce qu’elle était devenue dans une période où les femmes n’avaient pas beaucoup de place dans le monde du travail ou des affaires.
Pour gagner leur indépendance et une petite place au soleil, il fallait qu’elles mettent les bouchées doubles et qu’elles dépassent les nombreux handicaps d’une société hostile à l’émancipation des femmes. Son choix de vie ne correspondait pas aux dogmes de son époque. Elle n’avait pas d’enfants, vivait en concubinage, avec un « goy », elle travaillait comme un homme, elle aurait pu passer pour une gourgandine. Au contraire, elle avait gagné l’admiration et le respect de tous ceux qui l’avaient approchée, aimée, détestée ou méprisée.
Mazal avait un sens aigu des responsabilités. Elle ne faisait rien qui ne soit rationnel. Elle était riche, certes, mais généreuse. C’est elle qui avait pris soin de sa famille pendant la guerre. Elle avait pris en charge l’éducation scolaire de tous les enfants. Elle avait payé toutes les études, les livres, les cahiers, les tabliers, les cours privés supplémentaires, les vêtements de tous ses neveux et ses nièces.
Sur la terrasse, elle parlait à voix basse sur un ton grave avec Symine et ses sœurs de l’avenir des enfants. La famille de Symine était la seule qui vivait encore à Mogador. Mazal proposait un éventuel déménagement vers Casablanca. Les jeunes ne pouvaient pas rester à Mogador, il fallait qu’ils avancent. Selon elle, Rose devait rejoindre Berthold, Fanny, Alice et Albert avaient toutes les capacités pour réussir. Elle pensait qu’ils devaient tous s’établir à Casablanca. Si Mazal était plutôt revêche et souvent désagréable, toutes ses qualités contribuaient à la rendre captivante.
Slil