Yelena

Chapitre XV

Mogador ou Casablanca ?

Le sujet du déménagement qui n’était qu’une simple hypothèse, prenait aussi l’allure d’une demande en mariage. Dans ces esprit imprégnés de mythes et de légendes, tout commençait par une allégorie, et se terminait par un événement cyclopéen. 

Toutes les ladies assises sur la terrasse donnaient leurs avis, sur le type et l’ordre d’un déménagement. Car ou bateau ?  Garder l’appartement de Mogador ? Une maison à Casablanca ou un appartement ? Dans quel quartier. Et les enfants, ils étaient en âge d’apprendre un métier. Lequel ? Et Moïse ? Il avait un grand garage qui fonctionnait bien à Mogador, qu’allait-il faire ? Elles imaginaient, organisaient décidaient, concluaient. 

Fanny rêvait en faisant tourner une mèche de ses cheveux du bout de ses doigts, Alice dans sa bulle, souriait le coude sur une table, en se tenant le menton, les tantes et les cousines échangeaient bruyamment  en plaisantant sur chaque sujet inscrit dans le programme d’un déménagement dont elle faisait une réalité incontournable. 

Elles étaient entreprenantes, rationnelles, elles possédaient le bon sens de la nécessité. Leurs remarques ne laissaient aucune place aux doutes et aux difficultés d’un tel branle-bas de combat en temps de guerre. Tout ce qu’elles proposaient était réfléchi entre rires, plaisanteries et une dérision quasi vitale au milieu du chaos. 

Elles avaient une force prodigieuse à rendre possible tous les impossibles. Leur progéniture héritera plus tard de la même force face à toutes les adversités.   

Mazal les regardait sans dire un mot. Elle était souvent irritée par la prolixité de son bataillon de sœurs et de cousines. Elle avait compris que Symyne ne résisterait pas à l’appel de la félicité casablancaise promise par ses sœurs, que la décision serait proche et probablement positive. Il y avait dans cette fratrie unie, comme un consensus spontané entre elle, ses sœurs et ses frères, sans consultation préalable.  A ce stade de la discussion, toutes savaient déjà que Mazal prendrait la décision finale et organiserait le programme de l’avenir de cette partie de sa famille aussi minutieusement qu’elle traitait ses affaires. 

A l’heure précise du thé, Abdel arriva dans sa djellaba bleue. Mazal lui lança un regard tel qu’il s’engouffra immédiatement dans la cuisine. 

Il sait ? demanda-t-elle à voix basse à Symyne 

-Il sait. Chut !  Les enfants écoutent tout.

« haschicha is coming » chuchotaient les convives entre elles.

Comme pour toutes les grandes occasions, elles avaient préparé des macarons au haschich qu’elles avaient coloré de vert pour bien les reconnaître et pour éviter que les enfants n’en mangent. 

Abdel avait laissé sa djellaba traîner sur le fauteuil du salon, probablement pour bien énerver Mazal qui le rappela d’une voix ferme. 

– Abdeeel ! Viens ici ! Il arriva en souriant, facétieux et provocateur. Il aimait faire enrager Mazal, et finissait invariablement par agacer tout le monde. 

-Voilà Madame je suis là. 

– Ramasse ta djellaba !  Cesse de faire le brel ! Hurry up ! Daba ! 

Aidé de la petite Zineb il sortit de la cuisine avec un immense plateau en argent ciselé, poinçonné d’un coq, garantie du plus haut grade de l’artisanat marocain. Le coq provoquait des discussions sans fin sur la qualité de l’argenterie. Le coq sinon rien disaient-elles. Devant un public elles affichaient volontairement tous les artifices inhérents à la société féminine mogadoriene de l’époque. Un melting-pot de simagrée, de grandiloquence, d’affèterie, de sophistication, et surtout tout ce qui pouvait les distinguer de ce qui ne possédait pas la « noblesse » mogadoriene, selon leurs termes. Elles possédaient un humour fourmillant qui contrastait avec leur préciosité et leur pudeur.

Abdel faisait le malin en mimant des acrobaties avec son immense plateau chargé de verres à thé en crystal de couleur, et des fameuses théières « Manchester ». 

L’autre plateau contenait une diversité de gâteaux traditionnels, mazapan, coco, fazuelos rhiba, spaghia, destinés aux enfants ; sur le troisième plateau tant attendu, trônaient les macarons dont la couleur verte se faisait  la complice visuelle de ces dames qui attendaient patiemment, qu’Abdel cesse ses pitreries et procède à la cérémonie du thé. 

Nana ou Shiba* ? demandait Abdel à chacune des invitées 

La  shiba rencontrait plus de succès, peut-être se mariait-elle mieux avec la hachicha?

Les enfants furent priés de prendre le thé et les gâteaux de l’autre côté de la terrasse ou dans la cuisine. Un regard de Mazal accompagné d’un « Allez..» autoritaire, suffisait à les faire déguerpir. Puis les dames se servaient du bout des doigts les macarons verts, et savouraient leur thé en soufflant délicatement dans leur verre pour le refroidir.  Dans tout Essaouira, on pouvait entendre les éclats de rires des sœurs Médina et Serra couvrir le bruit des vagues échouées bruyamment sur les rochers à fleur d’eau, et le souffle des alizés qui enveloppait la terrasse de fraîcheur. 

Depuis qu’elles avaient quitté Mogador, elles avaient oublié la douceur de vivre de cette ville, ses dunes de sable, l’ombre de ses remparts et ses murailles que Berthold empruntait avec ses camarades pour se rendre à la nage sur les îles Pourpres* situées à seulement quelques centaines de mètres des rivages de Mogador. Berthold racontait le silence de ce lieu où il pouvait voir planer des faucons, et des goélands.  

Après la séance des macarons verts assaisonnés de Hachicha, les hommes étaient conviés à finir la soirée autour d’une table pour assister depuis la terrasse, au spectacle Gnawa improvisé sur la plage, et probablement aux transes provoquées par les rythmes de la musique Gnawa.  

Rose et Berthold avaient filé à l’anglaise depuis longtemps avec la permission de Symyne. Berthold désirait présenter sa future épouse à ses amis d’enfance qui les attendaient sur le port de pêche, proche du marché aux poissons pour déguster les poissons pêchés dans la nuit. Plus tard, ils avaient rendez-vous dans le riad de Joseph où une surprise attendait Rose.  

Slil   

Shiba ; feuille d’ Absinthe –  îles Pourpres : Îles Purpuraires

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