Yelena

Chapitre XIII

Le Pie

Symine et ses sœurs avaient prévu un dîner pour la famille proche. En attendant la préparation du buffet final, chacun faisait les commentaires de l’afternoon qui venait de s’achever avec le coucher du soleil. 

Berthod ne lâchait pas la main de Rose qui ne semblait pas mourir d’amour pour cet inconnu qu’elle venait de choisir non pas par amour comme on l’entendait à cette époque où les films d’amour en noir et blanc faisaient rêver, mais pour les qualités qu’elle avait décelées chez ce jeune homme romantique. Berthold, lui, semblait très épris de cette oie blanche conforme au bon sens et dont l’assurance et l’esprit rationnel ne traduisaient ni transe, ni passion, ni frénésie pour les jeux de l’amour. 

C’est elle qui l’avait choisi en ayant bien évalué le poids des avantages dans la balance de l’amour. Certes il lui plaisait, elle ressentait même quelques pincements au cœur ; elle racontera plus tard qu’elle avait appris à l’aimer avec le temps, mais que ce n’était pas la passion qu’elle avait lue dans Anna Karénine, ou Madame Bovary.

Rose avait d’autres chats en tête, que ces sentiments qui étaient pour elle des égarements, des absurdités, de la matière au déséquilibre. Elle disait souvent, « No passion no boredom ». Cet état d’esprit venait probablement de sa tribu de tantes qui étaient déterminées à être des femmes libres à une époque où les femmes étaient considérées comme des êtres sots, incapables, désarmés et impuissants, face aux mâles qui se taillaient le rôle de premier choix dans tous les domaines. 

Les langues allaient bon train. Les tenues des dames, les allures des messieurs, les bijoux, les chevalières, les paroles des uns et des autres, tout était épluché, commenté, approuvé ou désapprouvé au grand dam de Rose qui exécrait ces discussions futiles. La futilité ne faisait pas partie des attributs de Rose. Pour elle, chaque geste, chaque parole, devaient servir à quelque chose. Pour Berthold, tout devait servir à être heureux.

-Vous ne vous arrêtez jamais ? leur disait-elle. Les commères répondaient par des gloussements, tandis qu’elles invitaient la famille à se rendre au buffet.

Le sens du partage était un sacerdoce dans ces familles. Il était inscrit dans l’héritage biblique de ce peuple qui ne dérogeait pas à la coutume, qu’il soit religieux, traditionaliste ou laïc. Joseph, cet homme si doux ne disait mot. Il jouissait de ces moments, et se prêtait à tous les cérémonials, notamment à celui du Pie que petite Zineb annonça criant :  » Medem Symyne ! el Pie mojoud ! ». * Pie, ce seul mot provoquait des cris joie et des applaudissements.

The Pie, is ready ! répétaient les dames. The Pie ! l’incontournable compagnon des grandes occasions, la perle des perles, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, l’emblème des fins de soirées, la parure finale qu’on attendait comme on attend le bouquet final d’un feu d’artifice, ou la robe de mariée d’un défilé de mode. 

C’était une tour blanche immaculée, faite de plusieurs étages de génoises imbibées de rhum et de fleur d’oranger, fourrées de confiture d’orange, de pate d’amande et recouvertes d’une meringue diaphane. Cette pièce montée particulière réveillait les fins de soirées dès son apparition.

La nuit, alors, que les bonnes finissaient de ranger la vaisselle, et que les adultes épuisés s’étaient endormis, les enfants se levaient pour renverser les restes de bouteille de rhum sur le gâteau qu’ils dévoraient avec leurs doigts, pour fumer les mégots de cigarettes et pour jouer « aux grands » sans être vus. Toute la maisonnée entendait le bruit rapide de leurs pas, seules les bonnes intervenaient en les sommant d’aller se coucher, alors que les gosses étouffaient leurs rires. “Sssss ! nhsso !”. * hurlaient les bonnes sans se soucier de ceux qui dormaient déjà. Il arrivait qu’elles les arrosent d’eau pour les obliger à rejoindre leur chambres. Le matin, les mères faisaient mine d’ignorer les bouilles de leurs chenapans imbibés de rhum et la taille du Pie qui avait diminué de moitié. La sévérité légendaire des parents de cette époque se transformait en indulgence pendant la guerre. Les enfants avaient aussi droit à leurs fantaisies, juste le temps d’un Pie.

Symyne avait demandé à la famille de revenir le lendemain pour consommer les restes gargantuesques des buffets dont les contenus étaient restés intacts grâce au miracle du réfrigérateur Général Electric acheté avant la guerre, qui avait remplacé les glacières de blocs de glace. C’était l’occasion d’une autre réunion de famille, d’un autre partage.

C’était la guerre, mais aussi le temps des fleurs on oubliait la peur… 

Slil

* Chut ! Allez dormir ! -* Le Pie est prêt !

Partager cet article :

Facebook
Twitter
LinkedIn