Je vais m’asseoir sur un banc face à la rivière

Dans ma main, pas de portable, juste le Placid et Muzo que je viens d’acheter au tabac du coin.

J’ai 13 ans. Dans mon monde, il n’y a ni intelligence artificielle, ni wifi, ni mot de passe. Quant à l’absence de réseau, elle n’est source d’angoisse pour personne. Le mot technologie n’a pour moi aucun sens, le progrès reste un fantasme, il préfigure l’an 2000. C’est dans longtemps. Je sors de ma poche le tube de Chocorêve dont je vais dévorer les dix bouchées comme un goinfre… L’ambiance est douce, paisible, confortable, presque douillette. Je feuillette mon livre… J’aime l’idée qu’on va se faire un foot avec mon frère cet après-midi, nous parlerons avec Thierry et Bruno de la qualification de Saint-Etienne pour son match de coupe d’Europe la semaine prochaine.

Samedi s’il fait beau, j’irai en ville en bus à l’Oreille d’Or, écouter au casque « Superman” de Serge Lama, assis dans une cabine. Le son est génial.

Elle est tranquille cette époque, en tout cas moins anxiogène. Les gens se voient, se rencontrent, se saluent, rédigent au stylo leurs lettres et se relisent, corrigent leurs fautes, communiquent.  Mes amis sont de vrais amis. Pour leur parler, je n’ai pas à cliquer sur leur photo, je peux les appeler, leur rendre visite. Lorsqu’on écoute nos 45 tours un peu usés, ça commence toujours par un vilain crrrrrrrr… Le numérique ? C’est-à-dire ? Non, ça n’a pas de sens. Être en ligne ? Pas davantage. Dans mon monde, la course au smartphone n’existe pas, et sans lui pas de surenchère hystérique parce que soudain, il a pris un coup de vieux à n’avoir encore intégré la fonction poêle à frire. Version 15 peut-être…

Mon temps libre est occupé. Je le passe, les doigts salis par la craie grasse, à donner vie à un nouveau Beethoven sur une feuille Canson. Je travaille sa bouche, son rictus, son front, son menton. Je sculpte, je modèle son visage. Je me sens tactile et comme il est matière, nous sommes faits l’un pour l’autre.

Aucune souris ne vit chez moi, aucun tapis pour qu’elle s’y promène.

On ne nous a pas encore abrutis de ces niaiseries du vivre-ensemble, de concepts en anglais qu’on se plaît à prononcer à la française pour faire « genre ». On ne passe pas ses nuits sur les réseaux sociaux, soucieux de la dernière trouvaille à exhiber aux yeux du monde quand ce ne sont pas ses doigts de pieds que l’on prend en selfie. L’anonymat est un droit, la discrétion une liberté. Manger du jambon ne fait pas débat, pas plus que de porter la kippa et quant au voile, je rappelle qu’on dit « la » voile, et que seuls les bateaux en portent pour avancer. 

Les seuls barbus que je connais ressemblent à Marx ou à Hugo. Nous sommes en temps de paix. On ne s’insulte pas pour une priorité négligée, un regard insistant, un mot de trop. On ne crache pas sur les policiers, on ne caillasse pas les pompiers, on ne poignarde pas les passants en toute impunité, on ne tire pas sur les clients d’un café, l’auditoire d’un concert, on ne décapite pas son professeur d’histoire au nom d’un dieu de paix.

En me promenant, il m’arrive de voir passer une vieille 403 et alors, je me rappelle la promesse que je m’étais faite, qu’un jour je m’en achèterais. C’est une chouette voiture, connectée. Connectée à mon enfance. Ses vitres s’ouvrent à la manivelle sur un décor en noir et blanc.

La politique ne m’intéresse pas, les gens ont l’air heureux, ou du moins ne semblent pas l’être moins. On sait plaisanter, et on rit de tout. On s’amuse de choses simples, des mimiques de Garcimore et des Jeux de 20 heures, on écoute Lenorman chez Guy Lux. Et on achète Pif, Onze et Podium.

Dans ma maison, le seul écran est celui du téléviseur et les doigts servent de télécommande.

Rien n’est formaté, aseptisé, normalisé. On ne nous saoule pas de contrôles, de radars embarqués, de ralentisseurs, de zones à faibles émissions, de QR code, de toutes ces choses responsables, de badge ni de pass. Il n’y a pas de gilet de sécurité dans nos autos, ni de casque pour rouler à bicyclette. Pas de mention obligatoire au bas de publicités pour une marque de bière, pas de paquet de cigarettes aux photos repoussantes. 

Tati fume encore sa pipe et non un moulin à vent. Pas de calculette pour diviser deux nombres entre eux, pas de Google pour savoir qui est Richelieu ou que Mozart n’est pas juste un « musical ». Pas de jeux stupides et chronophages dont le but consiste à empiler des bananes virtuelles pour faire tomber des fraises en déplaçant des pommes. 

Pas d’isolement, d’addiction, d’aliénation. Pas de traçage au sol pour désigner la zone où vous devez marcher, de case pour savoir si vous vous sentez homme, femme ou autre. Pas de ces abrutis, droits comme des poireaux sur leurs trottinettes, venus sauver l’humanité. Pas d’incivilités, d’agressions gratuites. Pas de menaces ni d’injures, protégé derrière son petit portable. Pas de livre que l’on réécrit, d’histoire que l’on réinvente pour ne pas froisser un monde devenu ultra-sensible. Pas de ces foutaises wokistes ou éco-féministes, d’ailleurs Rousseau a encore toute sa tête. 

Pas de théorie du genre dans mon collège, de harcèlement, d’abaya, de jets de poubelle ou de menace au cutter en plein cours. Pas d’autorité que l’on insulte, de respect que l’on bafoue. Pas de spots publicitaires pour créatures racisées roulant à l’électrique pour plaire aux idéologues obsédés par une planète jugée trop hétéro, trop chaude et trop blanche, pas de genou à terre pour saluer je ne sais qui, avant le coup d’envoi. Pas de drapeau étoilé sous l’Arc de Triomphe, polémique pour une crèche ou un marché de Noël. Rien de tout cela. Je suis Français et, pour un temps encore, libre de mes pensées.

Je ne sais pas à quel moment j’ai définitivement cessé d’aimer l’époque où je vivais. Je ne sais pas si c’est par déception ou désillusion que j’ai peu à peu pris mes distances avec une modernité qui me dépassait, et si l’attachement à mes autos ne fut pas, finalement, un moyen de m’ancrer dans les souvenirs heureux de ma jeunesse afin de freiner la course de l’horloge. Je suis resté profondément nostalgique d’une page tournée, d’un temps que je ne perdais pas en discours, en analyses et en commentaires sur Facebook, à observer des pans entiers de la société s’effondrer sous l’érosion de la médiocrité, de la laideur et de la violence ambiantes. J’ai cru qu’en dépeignant le monde et ses misères, je finirais par m’y soustraire. Mais peu importe, après tout, j’aime assez qu’on dise de moi que je suis un vieux con réactionnaire, pour refuser ces horizons inclusifs, explosifs. Sincèrement, je préfère mille fois manquer ce train que de me perdre en y montant.

Alors oui, vu comme ça, le progrès, parlons-en. Le garant d’un bonheur illusoire, l’alibi stupide de nos dérives, l’instrument miroir de nos réussites certes, mais plus encore de nos naufrages collectifs. Un concept trahi par les causes qu’il prétend défendre, des plus futiles aux plus dévastatrices, un objectif dépouillé de toute grandeur à l’image de nos existences. La fausse carotte d’une humanité en plein naufrage, qui peine à retrouver son âme mais ne la cherche pas. N’avait-il pas pour enjeu l’épanouissement de l’homme plutôt que sa perte ? N’était-il pas supposé donner tout son sens à notre civilisation ?

Ô Progrès, que de crimes on commet en ton nom ! aurait pu soupirer Madame Roland au pied de l’échafaud…

Il y a quarante-sept ans, mon univers tournait autour de choses simples, celles d’un enfant heureux, bavard et gourmand, qui venait de temps à autres s’asseoir sur un banc, face à la rivière, son tube de Chocorêve en poche, son petit livre carré en main et ses rêves plein la tête.

Nestor Tosca

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