Des médias et des politiciens tentent de réécrire une Histoire de l’Alsace. Qu’ils relisent Salvador de Madriaga: «Le territoire de l’Austrasie n’était ni français, ni allemand. C’était le centre, le pont, le vrai cœur européen. Et le couloir du Rhin, l’épine dorsale de l’Europe entre les mondes germanique et latin. Ainsi, cette vallée rhénane se trouve être le berceau des plus européens des peuples: ceux qui se partagent les dons des deux grandes branches de l’Europe du centre et de l’Ouest, les Allemands et les Français.»
Cette affirmation pose question : pour certains, les Alsaciens ne seraient pas des Français comme les autres. Ma réponse est celle du cœur pour clamer ma fierté d’être Alsacien.
Arrêtons la sottise de distinguer l’identité et les valeurs, alors qu’il est juste au nom des générations qui ont construit l’Alsace de se prévaloir d’une ascendance, d’un héritage et d’une affinité élective.
La région rhénane tricote avec de nouvelles aiguilles et de la vieille laine pour créer l’écharpe de l’Europe. Le peuple alsacien existe, n’en déplaise aux contempteurs. Cela fait enrager ceux qui n’ont pas l’impression d’en faire partie…parce que tout simplement ils ne le veulent pas ! Strasbourg est un exemple au nom d’une idéologie punitive. Demeurent « Hergelofene » ceux qui refusent de s’intégrer à l’Alsace. Quelle que soit leur couleur de peau ou de religion, ils ne peuvent s’asseoir ni sur l’Histoire ni sur la géographie. Les monuments aux morts des Alsaciens sont un rappel pour ceux qui en doutent: les Alsaciens sont morts dans les deux grandes guerres mondiales sous deux uniformes antagonistes. Non pas par leur seule volonté mais par l’arrogance des uns et l’abandon des autres. Traités comme du bétail, ils ont fait partie des contrats de vente du sol natal. Telle la mixture d’Astérix, le peuple alsacien existe par le brassage des populations dans la « marmite » de l’Alsace. De fait un Alsacien n’est ni gaulois ni alaman. Il est rhénan. Un point, c’est tout! L’exil, c’est aussi la clé de l’écriture : Alsace, Algérie. J’ai gardé de mon enfance des paysages, des odeurs. Le soleil, le sirocco et le sable. La neige, les sapins et la pluie. Quelque chose de solitaire m’est resté. Ce pays situé de l’autre côté de la Méditerranée et celui sur l’autre rive du
Rhin font autant partie de mon patrimoine familial que de mon identité. C’est une affaire de valeurs et non de frontières. De ce passé marqué par les trahisons de mon pays de naissance, il me reste un sentiment d’injustice sous-jacente.
C’est le déracinement qui m’incite à la réflexion : qu’est-ce qu’être suspendu dans le monde ? L’exil est une chance. Une souffrance. Pour moi, qui me sent aussi proche de l’Afrique que de l’Europe, l’écriture se vit comme une aventure. C’est la tempête qui gonfle les voiles de mon bateau. Cette enfance errante a fait de moi un éternel vagabond : en réalisant mon histoire d’expulsé d’Alsace, puis d’Algérie, j’ai pris sur moi de me créer une identité rhénane plus que française. Comme Aimé Césaire, j’ai compris que «l’Europe patrouille dans mes veines». Il y a toujours eu des Allemands, des Espagnols et des Algériens dans mon enfance comme dans ma vie. Je me défend contre l’occultation de mes racines. Si je sympathise avec le Maghreb, si je me sens chez moi en Allemagne et en Espagne, c’est que quelque part je suis des leurs. La barrière des Vosges m’a transmis l’idée d’un monde à découvrir derrière l’horizon. Du fait de ces racines espagnoles, j’aime l’añoranza, cette nostalgie des possibles qui fait que toujours la braise couve sous les cendres.
Ludovic Naudeau constatait : «Amis alsaciens, c’est décidément bien vrai, vous êtes d’éternels inassouvis, les dilettantes obstinés d’un mécontentement fondamental; vous avez toujours la nostalgie d’un je ne sais quoi qui n’existait pas hier et qui ne sera pas demain.» Alsacien je suis parce que j’appartiens à d’autres pays! La mémoire de l’Alsace offre une possibilité de ne pas se perdre. C’est le soc qui laboure et prépare le présent. Le futur ne peut qu’être au bout du sillon bien droit! Dans l’abandon, la trahison, la souffrance du reniement et dans l’espoir et la grandeur, les Alsaciens ont repris la belle phrase du dernier grand homme qu’ils admirent, Charles de Gaulle: «Il faut avoir le cœur bien accroché et la France devant les yeux pour ne pas envoyer tout promener.»
Aujourd’hui, interrogateurs, voire sceptiques, ils scrutent le brouillard gris de ceux qui les gouvernent. La bataille rétrograde de certains contre la Collectivité européenne d’Alsace a favorisé l’esprit de la Décapole qui unissait les villes alsaciennes contre l’arrogance de la prééminence auto-déclarée de Strasbourg avec des arguments qui ne sont que le cache-sexe de la couardise technocratique. Pour contrebattre les «Schnaps idées» de certains, il faut affirmer haut et fort que, de même que Paris n’est pas la France, Stras-
bourg n’est pas l’Alsace. Il suffit de constater la différence entre l’activité économique de Mulhouse face à l’activité administrative de Strasbourg : la cause est entendue pour tout juge impartial! L’Histoire de la Seconde guerre mondiale est valable pour toutes les villes de l’Alsace. La bataille de Colmar étant devant l’Histoire la véritable bataille pour la libération de l’Alsace. Alors il serait temps que les esprits intelligents cessent de tirer à boulets rouges sur les «petites» villes pour tenter de s’arroger le titre de «capitale»!
A l’instar du gui qui abat le chêne qui le supporte, trop de pouvoir dans une même ville tue le corps même de cette ville! Quelle différence avec l’Alsace et ses trois pôles politique, économique et judiciaire. L’arrogance de certains féodaux strasbourgeois entretient des germes de division et d’incompréhension pour la collectivité. A moins qu’ils ne détestent tant l’Alsace qu’ils veuillent l’étouffer dans les bras d’une administration pléthorique d’une ville devenue anonyme. Si la France a évolué, les deux départements alsaciens ont aussi changé. Héritage d’un jacobinisme dépassé, ils ne sont plus l’horizon pertinent de l’action locale. Aux côtés du grand Land de Bade-Wurtemberg, il leur faut s’unir pour tendre à une région plus performante et de taille européenne. Tout ce qui simplifie apporte la force pour bâtir ensemble. Les positions contraires sont tromperies et illusions, car une société qui refuse l’évolution régresse! Les générations futures ne comprendraient pas un enlisement et ne nous le pardonneraient pas!
Comment ne pas accepter ce regard nouveau porté vers l’avenir? La Collectivité européenne d’Alsace est une anticipation devant l’histoire qui, elle, avance à grands pas. A l’instar des Länder voisins mais aussi suisses, l’Alsace sera le précurseur d’une évolution institutionnelle majeure pour la France. Les autres régions suivront. C’est notre façon d’être des Français républicains! Les atteintes systématiques au droit local sont là pour démontrer combien l’Alsace doit se protéger en se garantissant des pouvoirs normatifs et réglementaires. C’est là toute la différence entre un esprit régionaliste attaché à son identité et un esprit séparatiste hors de propos. Ces relents de naphtaline pour effacer notre droit local et rejeter la Collectivité européenne d’Alsace sont le fait des contempteurs ou «Hergelofene» ignorant visiblement l’Histoire. Le sinistre souvenir d’assemblées parlementaires qui vendirent l’Alsace est toujours vivace!
La seule fois où le Concordat fut mis en cause, ce fut sous le régime nazi. L’Histoire rappelle avec cruauté pour le pouvoir qu’en 1635 apparaissait la détestable fausse démocratie participative quand Strasbourg cherchait quelle confiance pouvait-on accorder au pouvoir royal à Paris ! Le Magistrat de la ville venait
d’apprendre que le roi Lois XIII avait rappelé aux Colmariens que, sur les huit églises que comptait le cité, six devaient rester aux catholiques! Rien n’a changé avec le pouvoir actuel toujours arrimé aux tentations du Cartel des gauches en 1924, lorsque Édouard Herriot envisagea de remplacer le Concordat par la loi de 1905.
Toute l’Alsace se leva pour se défendre devant cette agression stupide. La résistance de la population alsacienne fut telle qu’elle obligea ces politiques à renoncer. Nous vivons à notre manière la laïcité dans le dialogue et le respect de l’autre. Car la liberté de conscience à l’alsacienne nous permet la concorde civile, si chère à la France et si délabrée aujourd’hui. L’espérance avec la création du Collectivité européenne
d’Alsace réside dans la confiance en l’homme au détriment d’une administration irresponsable. Dans le partage contractuel du pouvoir au plus près du citoyen contre le dogme de la centralisation abêtissante. La soumission à un système loin de la réalité du territoire conduit à la léthargie et à tendre la main. Jouissance jacobine de son pouvoir qui conduit le pays lentement mais sûrement vers la régression. L’une des preuves de cette maturité des Alsaciens ne réside-t-elle pas dans la gestion de sa caisse «régionale» d’assurance-maladie, seule excédentaire !
Au-delà des querelles partisanes, l’Histoire a donné à l’Alsace cette chance de bénéficier d’un statut local que la majorité des Alsaciens apprécie et auquel elle lui est attachée. Ce statut demeure d’une étonnante modernité dans la mesure où son application ouvre des portes, invite aux choix et donne naissance à des citoyens de conviction. Louis XIV le disait: «Ne touchez pas aux choses d’Alsace». Napoléon proclamait à Kléber, Kellermann et Rapp: « Qu’importe qu’ils parlent leur dialecte pourvu qu’ils sabrent en français.»
L’Alsace silencieuse, celle qui n’est pas dans les grandes villes, mais celle des vallées et de la campagne profonde, refuse de voir la démocratie prise au piège des appareils politiques citadins. Une province rhénane ne sera pas intimidée par un communautarisme bétonné et administratif. C’est-à-dire une société alsacienne arrimée à ses fondamentaux pour qui l’humanisme rhénan n’est pas un produit marketing : une Alsace unitaire, chose qui ne se décrète pas, mais qui se construit.
Trop de Français ont désappris cette date de leur Histoire: le 14 février 842. C’est à Strasbourg que se rencontrent Louis le Germanique et Charles le Chauve, pour faire alliance contre leur frère aîné Lothaire. Cet accord est validé par des serments prononcés par les deux alliés et par leurs armées, chacun dans la langue de son homologue. Les Serments de Strasbourg constituent l’un des premiers textes officiels rédigés en allemand et en français. Il s’agit d’un traité rédigé, pour la première fois de l’histoire, en deux langues. Ce manuscrit est un monument alsacien aux dimensions de l’Europe. Aujourd’hui, une «gendarmisation» autoritaire voudrait éradiquer le bilinguisme. Alors que la logique de la réalité géopolitique est de conduire notre jeunesse vers la maîtrise de la langue de notre voisin allemand à la fois pour des raisons culturelles mais aussi économiques: l’allemand demeure la langue écrite de l’alsacien.
Alors qu’on fête le 60e anniversaire du traité de l’Élysée, célébrant l’amitié franco-allemande, l’Éducation nationale est en train de creuser le fossé linguistique. Cette attitude rétrograde agit contre les intérêts économiques et culturels de l’Alsace en donnant un coup de frein à la politique d’apprentissage de l’allemand. L’Alsace se tait et n’en pense pas moins. Jamais, l’Alsace n’a été maîtresse de son destin ! Nul ne peut comprendre la mentalité arrimée aux Alsaciens s’il ne prend pas en compte cette histoire qu’eux et leurs ancêtres portent au tréfonds de leur mémoire: celle de vivre dans «un pays d’entre-deux.»
Fidèle à l’humanisme rhénan, l’Alsace se veut terre d’élection pour la vision d’une Europe digne d’exister. Elle assume son identité rhénane et judéo-chrétienne sans trahir. Son terroir est sa mémoire vivante qui symbolise sa tentation permanente de l’universel. Le respect de base pour notre région est de lui donner la force de la concentration en l’installant dans la République tout en respectant son identité comparable à nulle autre pareille. N’ayons pas peur des mots : ayant payé des tributs meurtriers à la tourmente guerrière franco-allemande, les Alsaciens ne sont pas tout à fait des Français comme les autres. Ils ne sont encore moins des Allemands même avec leur parler germanophone.
Leur Histoire se résume en latin: «Extra Alsatiam non est vita, et si est vita non estita». Pour ceux privés de l’enseignement des humanités : «Hors de l’Alsace ce n’est pas une vie, et si c’est une vie, ce n’est pas la même». De grâce que l’on nous laisse être nous-mêmes!
Gérard Cardonne
Ecrivain