Les nouveaux misérables (suite)

Narcisse

Chapitre XVI

La conversation atteignait 12 033 échanges. Soit : 740 Go (7954882 959 octets), sur un seul support. Chaque message correspondait à une demie page d’un livre de poche, alors qu’Albert Cohen n’avait écrit que 852 pages pour son livre Belle du Seigneur… Avec Grabat, Belle du Seigneur recevait chaque jour un coup de canif. C’était un homme odieux, comme il l’avait été dans sa jeunesse, sans morale, et sans scrupules vis à vis des femmes et de celle qui allait devenir la sienne.

Ovate gardait tout, elle créait des dossiers sur tout. S’il existait un ministère de l’organisation et de l’ordre, elle aurait fait à ce poste la joie de la République et des français. 

Grabat avait perdu 5 mois d’échanges depuis le début de la conversation. Il lui avait demandé de veiller à sauvegarder cet échange. Il avait peur de son ombre, mais songeait à raconter son histoire : « Un jour, au coin du feu, je raconterai peut-être cet amour tardif  à mes petits-enfants ».

Au fil de ces milliers d’échanges, il arrivait, à Ovate, tant il était outrecuidant, de le comparer à Narcisse. Si le jeune chasseur de la mythologie grecque, célèbre pour sa vanité, s’émerveillait du reflet de son visage découvert en se penchant sur l’eau limpide d’une fontaine, Grabat, lui, s’émerveillait  de ses trophées de chasse qui n’étaient pas toujours du meilleur goût, mais qui lui permettaient de se prendre encore pour l’homme de Vitruve. Grabat ou la perfection après dieu … Le mythe grec dévoile l’amour de soi comme un refus de l’autre. A force de se prendre pour Apollon, Narcisse s’est fané comme une fleur, et Grabat s’est desséché dans son grenier. Miroir ô Miroir…

Selon le psychiatre Laurent Schmitt, « Le phénomène de la téléréalité, le selfie, les blogs les réseaux sociaux, permettent aux individus de disposer de leurs propres médias et renforcent le narcissisme en tant que phénomène de société. Le narcissisme contemporain et ses effets néfastes plongent de plus en plus les individus dans la solitude, la souffrance au travail et dans la sphère privée.

« Dans le futur, disait Andy Warhol, chacun aura droit à un quart d’heure de célébrité mondiale, Eh bien, cette possibilité est devenue une industrie ».

Les failles de Grabat étaient désarmantes, elles amusaient Ovate, et la touchaient,  c’est par leurs failles qu’on découvre et qu’on aime ceux qu’on aime. Elle apprenait à mieux le connaître, et si elle ne croyait pas à sa grandiloquence amoureuse petit bras, elle n’hésitait pas à lui renvoyer des textes aux saveurs soyeuses qu’elle inventait pour soulager son mal être. Elle lui répétait pourtant que tout cela n’était qu’un leurre que tous deux avaient laissé s’installer comme une échappatoire aux confinements successifs qu’ils subissaient. Seule une sorcière comme Ovate, pouvait échapper aux états d’âme de Grabat et s’en divertir.

Dans la planète du silence, la nature avait repris ses droits avec la rapidité de l’éclair. Tout était beau, surprenant, inattendu. Pourtant le malheur était quotidien. Les morts se comptaient par milliers et le Dr. Salomon, funeste messager de la Parque* prononçait toujours ses oraisons funèbres en se prenant pour Bossuet .

La pandémie battait son plein et le monde était encore gouverné par un virus et son armée de variants aux noms barbares. Ovate s’adaptait sans difficultés à ces conditions de vie et aux exigences d’un comité d’éthique nullissime qui avait montré ses limites. 

Elle s’arrangeait avec ces nouvelles disciplines qui ne l’avaient pas empêchée de vivre sa vie. Grabat, lui, se morfondait dans une obéissance imposée. Dans ce silence, elle réfléchissait sans interruption, son rhombencéphale fonctionnait 24 heures sur 24. Souvent, elle pensait qu’il manquait à la perfection du corps humain la vie éternelle, et un petit cerveau-commande intégré qui arrêterait le moteur pour un repos programmé du corps et de l’esprit.  

Grabat et Ovate étaient les metteurs en scène de leur propre histoire. Ils aimaient un rêve d’amour, leurs mots envahissaient peu à peu leur inconscient, ils passaient d’une manière déconcertante, d’une illusion à une réalité imaginaire. Ils avaient créé derrière la salle obscure de la virtualité un film dont ils étaient les acteurs. 

Par le miracle des messageries instantanées, des photos, des visages, des mains, des mots d’amour les plus torrides, s’inscrivaient sur l’écran. C’était toute une vie dévoilée entre deux inconnus qui poussaient les mots jusqu’à la naïveté, l’affabulation, ou le canular, une histoire où ils se laissaient aller à leurs passions, à leurs conflits intérieurs proches du maboulisme. C’était une histoire d’amour trompe l’œil, un produit de la nécessité du manque affectif inventée pour créer le rêve.

Dans cet espace impalpable, il avait déposé tout ce qui débordait de contrariétés en lui, tout ce qui allait contre sa volonté mais qu’il ne voulait ni pouvait combattre. « Je suis ligoté de tous les côtés » écrivait en décembre 2020, le même Grabat qui déclarait la veille qu’il était un homme totalement libre, et qui lui demandait de patienter une année pour la rejoindre à Cythère pour l’éternité. Il y avait décidément un sacré tintamarre dans la tête de ce cyber amoureux.  

Il rentrait parfois dans un déni déconcertant de ce qu’il avait dit ou écrit. Lorsqu’il s’emmêlait les pinceaux dans ses pirouettes, elle le rattrapait sans fioritures, et lui remettait les pendules à l’heure. Les vérités qu’elle lui assénait lorsqu’il l’agressait lui faisaient dire qu’elle détruisait « l’amour » qu’il lui portait. Ainsi, par ce biais, il trouvait toujours une porte de sortie pour justifier ses stratagèmes. Elle ne connaissait que trop bien les arguments fallacieux des mâles de ces tribus. Grabat en faisait un grand usage. Sauf, qu’à chaque fois, il était piégé par Ovate cette embaumeuse des âmes, qui ne lui faisait aucun cadeau en matière de tricherie.

Soudain, il revenait la fleur au fusil avec une de ses plus belles tirades, ou bien il était envahi par le doute, ou il manifestait une colère ou une déception incontrôlée et injustifiée. Il était quand même un peu jeté le mec, il fallait le gérer. 

A peine avait-elle accepté la rencontre à Cythère, que déjà il commençait son tango de prétextes. Un pas en avant, deux pas en arrière et trois pas sur le côté pour éviter les obstacles. Pour tenter de se soustraire aux myriades d’invitations à rejoindre le monde de Mary Poppins, Grabat avait recours à tous les subterfuges. Il passait du Valet rusé au Tartuffe de Molière. Rien n’échappait à l’Ovate qui n’avait jamais vu un tel feu d’artifice de tours de passe-passe qu’il utilisait pour se débiner. Il aurait été tellement plus élégant en disant les choses tout simplement.   

Ovate persistait néanmoins à lui chuchoter les mots bleus qui le berçaient et toute la panoplie d’enfumage amoureux que lui-même lui avait enseignée sans le savoir. Elle utilisait les mêmes mots et les mêmes phrases enflammées et prometteuses que celles de Grabat pour mieux envoûter ce Falstaff licencieux, qui ne reconnaissait même pas son propre langage.

Ovate

*La Parque : Déesse de la mythologie grecque qui contrôle la vie des hommes, en la déroulant et en la coupant comme un fil.

Partager cet article :

Facebook
Twitter
LinkedIn