Les élections législatives sont un échec pour Emmanuel Macron, qui est loin de disposer d’une majorité absolue, et affronte une situation inédite sous la V° République. Son score en voix est meilleur que celui prévu par les sondages, et il dépasse d’un million et demi de votes celui de la NUPES, mais les résultats en sièges d’Ensemble sont très en-deçà des pronostics les plus pessimistes. Emmanuel Macron paie l’usure du pouvoir, les approximations du gouvernement Borne, et le fait d’être le premier Président réélu au suffrage universel sans passer par une période de cohabitation.
Mais, malgré le triomphalisme de Jean-Luc Mélenchon, ces élections ne sont pas le succès espéré pour la NUPES. La coalition de gauche fait la moitié des sièges nécessaires pour prétendre gouverner et réalise un score historiquement bas – 1993 et 2017 mis à part. LFI est le principal bénéficiaire de l’opération : le parti quadruple sa représentation, avec 72 députés. Le PS, qui obtient 26 sièges, fait moins bien que dans l’assemblée sortante, où il était pourtant déjà à son plus bas depuis 1958. Le PC sauve les meubles avec 15 sièges. Les écologistes tirent leur épingle du jeu, avec 21 élus contre 1 précédemment.
Le grand vainqueur, chacun le sait, c’est le RN, qui obtient 89 sièges et 2 apparentés. Malgré un mode de scrutin qui lui est peu favorable et des électeurs qui tendent à s’abstenir aux législatives, et alors qu’il n’a quasiment pas fait campagne, le parti d’extrême-droite fait une entrée fracassante au Palais Bourbon – réplique des 41,5% obtenus par Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle.
Le contexte de forte hostilité au gouvernement et au Président, alimenté par le discours très critique de la NUPES, a indirectement profité au RN. Les enquêtes montrent aussi la grande porosité entre les électorats LFI et RN, avec des reports de voix massifs – de l’ordre de 50% – dans les deux sens.
Certains se réjouissent de ces résultats. Ils estiment que cette assemblée, plus représentative de l’électorat, similaire à celle qui serait issue d’un scrutin proportionnel, est un gage de démocratie et de revalorisation du parlement. Ils voient dans ce scrutin un tournant historique, qui va permettre de restaurer le rôle de l’Assemblée nationale, devenue au fil du temps une chambre d’enregistrement où rien d’important ne se passe. Ils y voient un nouvel espace de débat politique et de négociations entre les différents groupes politiques, loin du style « jupitérien » de la précédente législature.
On peut toutefois douter que cette nouvelle configuration soit de nature à réconcilier les citoyens avec leurs élus et à revaloriser réellement le rôle de l’Assemblée nationale. D’abord, elle met les élus Républicains et de l’UDI en position d’arbitres. C’est paradoxal, voire problématique d’un point de vue démocratique, puisque la droite de gouvernement enregistre un recul historique, en ayant perdu la moitié de ses députés par rapport à 2017 et en faisant son pire score sous la V° République (62 députés). Une éventuelle coalition à droite irait aussi à rebours de la volonté d’Emmanuel Macron d’amorcer un tournant social et d’entendre les récriminations du peuple de gauche.
Ensuite, cette élection marque l’entrée à l’Assemblée nationale de plus de 160 députés populistes, qui vont s’opposer systématiquement aux initiatives du gouvernement, et tenter de le mettre en échec. Dès le lendemain des résultats, le député LFI Éric Coquerel a annoncé que son groupe déposerait une motion de censure le 5 juillet. Les députés du RN et de LFI sont légitimement élus et ne font qu’exercer le mandat que leur ont confié leurs électeurs, mais on peut craindre que, par leurs outrances et leur ligne eurosceptique, protectionniste et pro-russe, ils ne brouillent l’image du pays sur la scène internationale et n’affaiblissent sa position dans l’Union européenne.
On peut enfin s’inquiéter pour la qualité du travail parlementaire. On a déjà pu voir les députés LFI et RN à l’œuvre à l’Assemblée nationale et au Parlement européen – où ils sont nombreux à siéger. Leur implication dans les activités législatives proprement dites est faible, et se limite pour l’essentiel à des prises de parole tempêtueuses et des stratégies d’obstruction plus ou moins efficaces.
Il faut également noter que, sauf si la NUPES crée un groupe parlementaire unique, ce qui semble désormais exclu, la présidence de la commission des finances risque de revenir au RN, plus grand groupe d’opposition. Il n’est pas sûr que cela soit le gage d’un suivi efficace des questions budgétaires, qui est pourtant un élément crucial du contrôle de l’action du gouvernement par l’Assemblée nationale.
Il est donc possible que l’Assemblée soit plus faible que jamais. Un lieu où de nombreux députés, qui récusent toute démarche constructive, vont mettre toute leur énergie à critiquer et freiner l’action du gouvernement, attiser les colères sociales et chercher à susciter des incidents. Un lieu où les députés les plus sérieux et les plus investis seront éclipsés par les tribuns atrabilaires. Un lieu où le débat politique sera aussi caricatural qu’il le fut pendant les campagnes électorales d’avril et juin.
Un lieu que le Président sera tenté de marginaliser autant que faire se peut, en mobilisant diverses ressources et stratégies : focalisation sur le domaine réservé du Président et le pouvoir réglementaire du gouvernement, ordonnances, procédures d’urgence et de vote bloqué, question de confiance, etc. Il pourrait aussi user de la menace de dissolution pour discipliner cette assemblée atypique ; cela sera sans doute efficace sur les nombreux députés élus de justesse, peu pressés de retourner devant les électeurs.
À l’étranger, on s’interroge sur les motifs de ce curieux imbroglio politique, et sur le conflit de légitimité électorale entre le Président de la République et l’Assemblée nationale. Les institutions de la Cinquième république ont été conçues dans un contexte historique particulier et pour répondre à un besoin pressant d’ordre, de clarification politique et d’efficacité. Mais les temps ont changé et ce système original, maintes fois réformé, est devenu dysfonctionnel.
Les élections législatives françaises ont abouti à des résultats similaires à ceux que l’on connaît dans nombre de régimes parlementaires : une chambre fragmentée, où aucun parti n’a la majorité absolue, qui exige la négociation d’un accord de coalition en vue de la constitution d’un gouvernement. Rappelons que, dans l’Union européenne, la moitié des États sont gouvernés sans majorité parlementaire claire. Mais en France il y a l’encombrant Président, élu lui aussi au suffrage universel direct, qui n’est pas disposé à s’en tenir aux inaugurations et aux affaires internationales.
En somme, on ne peut pas faire fonctionner un régime semi-présidentiel comme un régime parlementaire sans réformer les institutions au préalable. Et on ne peut pas passer d’un système politique historiquement fondé sur une opposition frontale entre la gauche et la droite, à un régime parlementaire animé par une logique de coalition, sans que les acteurs ne modifient leur comportement.
Même si Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron ont bousculé la frontière entre gauche et droite, la capacité des différents groupes parlementaires français à s’entendre est limitée. Ceux de LFI et du RN ne seront pas dans des logiques de négociation, et se réjouiront sans doute du blocage d’institutions qu’ils ont toujours critiquées. De même, les groupes PS et EELV seront probablement très réticents à négocier avec la majorité présidentielle, compte tenu de la virulence de leurs critiques à l’endroit du Président. Même le groupe des Républicains y semble peu disposé.
Dans ces conditions, quels sont les scénarios pour l’avenir de la démocratie française ? Il y en a trois – hormis le chaos. Le premier est la dissolution. On voit toutefois mal pourquoi de nouvelles élections induiraient des résultats différents, et cette décision pourrait être considérée comme un coup de force du Président, et se retourner contre lui. C’est une solution de dernier ressort.
Le deuxième scénario est la négociation d’un accord de coalition entre la majorité présidentielle, le groupe LR et quelques députés divers droite et gauche. Christian Jacob, le Président des Républicains, a déjà récusé l’idée, mais cette option n’est pas impossible, notamment si la négociation implique des postes ministériels, voire celui de Premier ministre.
Le dernier est la nomination d’un gouvernement de techniciens, comme cela se fait parfois en Italie, et la recherche de coalitions au cas par cas pour l’adoption des lois : avec des députés de droite sur les questions économiques ou budgétaires, avec une partie de la gauche sur les questions de société ou d’environnement, avec les uns et les autres sur les questions internationales ou institutionnelles. Dans cette perspective, le gouvernement pourrait compter sur l’abstentionnisme de certains députés pour dégager des majorités relatives, qui sont suffisantes pour l’adoption de textes législatifs. Cette approche serait toutefois chaotique et se traduirait par une impossibilité de légiférer sur certains sujets sensibles, et probablement cruciaux.
Comme c’est généralement le cas après des élections législatives dans les régimes parlementaires, où la fragmentation est la norme, la France est entrée dans une séquence de négociations complexes. Une partie de poker-menteur, où les uns et les autres font des déclarations qui ne correspondent pas à leurs intentions réelles, qu’ils se gardent bien d’exprimer, et où les alliances se font et se défont au gré des tractations, des feintes et des déclarations publiques. C’est un processus qui peut durer des semaines ou des mois. Le retour à la stabilité politique n’est pas pour demain.
Olivier COSTA