Les nouveaux misérables (suite)

Le Barde, Ênus et Arc-en-ciel

Chapitre VI

Le barde ne savait rien de cette étrangère qui se confiait spontanément à lui dans ses moments de pauses initiatiques. Pour lui, elle n’était qu’une nouvelle apprentie intéressée par une initiation celtique. Il la trouvait audacieuse, arrogante, et s’imaginait l’Ovate s’émousser de mots où le pauvre Grabat perdait son latin. Serait-elle une embaumeuse, une aguicheuse virtuelle qui voudrait créer son rôle d’intrigante offusquée ? 

Le seul fait que sa pensionnaire le désigne comme un confident idéal troublait ce misanthrope qui ne sortait jamais de sa forêt et qui peinait à comprendre les mouvement les plus innocents de l’espèce humaine. Pourquoi l’Ovate lui racontait-elle cette histoire qui n’existerait que dans son monde virtuel ? Jusqu’où son imagination la transporterait-elle ? Où voulait-elle en venir ? 

Sa curiosité était exacerbée. Ne pas en savoir plus de son apprentie l’obsédait. Cette fadaise d’une relation par écrans et claviers interposés le poussait même à des actes disproportionnés. Il finit par demander de l’aide à ses copains, le crapaud Arc-en-ciel qui siège en permanence au Houx Argenté et le troll Ênus. Les humains l’avaient moqué, Arc-en-ciel et Ênus, aussi. Ovate l’intuitive l’observait du coin de l’œil. Elle avait le don de deviner les choses instinctivement faisant fi de toute rationalité. Elle pressentait l’embarras du barde et riait sous cape.

Dans ce lieu, elle cherchait un peu de paix. Elle pensait que le Maître pouvait être un confident aussi discret et solide que les arbres qui lui avaient manifesté leur soutien et leur bienveillance au fur et à mesure qu’elle leur dévoilait ses secrets. 

Les bouleaux lui chantaient la berceuse, «Like a bridge over troubled water I will lay me down »,* la même mélodie qu’elle chantait à Grabat lorsqu’elle le sentait se perdre dans sa folie, ses crises de panique invalidantes, son agoraphobie, la crainte de son épouse la Thénardier, propriétaire des Hauts de Hurlevent, la cerbère de son âme, son bourreau de vie à laquelle il s’était soumis, et qui se délectait de le voir moisir au fond de son grenier, contraint à l’immobilité durant ses longues périodes de crises. Pourtant, il ne renonçait jamais à croire à sa force de frappe, même lorsqu’il était dans l’abîme de sa déchéance physique. 

Non loin de là, au Houx Argenté à quelques mètres à peine de la cabane bleue, Ovate entendait le barde se confondre en excuses auprès d’Arc-en-ciel et Ênus. Il était certain d’être tombé dans le panneau d’une embaumeuse, il venait de comprendre qu’il avait manqué de discernement. 

Confortablement allongé sur l’une des feuilles dentelées du houx, Arc-en-ciel étaient en grande conversation avec Ênus. Tous deux cessèrent de parler et s’esclaffèrent en voyant le barde apparaitre. Le barde commençait à mesurer combien il avait été ridicule. Sonner le tocsin des arbres pour un pet de la fleur du Sceau-de-Salomon était nul. Il renonça à sa tirade, salua ses amis et se retira. 

Certains disent que le Barde consacre beaucoup de temps à ses immersions en forêt. Elles lui apportent énormément de ressources physiques et de réconfort moral, mais il vit en solitaire comme un animal sauvage. Souvent il réagit avec méfiance, voire avec violence face au monde extérieur. 

Dans la cabane bleue, le barde préparait une de ses boissons magiques bienfaisantes, qu’il offrait à l’Ovate recroquevillée sur elle-même, penaude d’avoir osé spontanément le désigner comme son confident. Imperturbable, le barde déclarait sur un ton sentencieux : « Savais-tu Ovate, que les humains sont les seuls animaux qui pleurent lorsqu’ils ont une vive émotion ? « . 

Ovate décida alors qu’au cours de son séjour d’immersion en forêt, elle ne s’adresserait plus qu’aux bouleaux. Elle les avait vu l’écouter avec sagesse et tendresse. Elle les avait entendus lorsqu’ils gémissaient avec elle aux moments où ils comprenaient ses mots que les hommes, Grabat et même le barde avaient été incapables de déceler. 

Dans la futaie de bouleaux, Ovate poursuivait son récit. Il lui tenait à cœur de se délester de cette occurrence de sa vie et de l’enterrer au milieu des secrets de la forêt. Le barde qui avait prêté l’oreille avec attention aux tribulations de l’Ovate perdue dans l’espace fallacieux de la virtualité, se demandait comment ce pauvre Grabat allait s’en sortir, tiraillé par une femme despotique dans le monde réel, par une aventure virtuelle qui ne pouvait le mener à rien.

Ovate

* Berceuse de Simon et Garfunkel

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