Les nouveaux misérables (suite)

La cabane du Barde et Quasimodo

Chapitre IV

Le barde écoutait l’Ovate. Elle était grave, drôle, elle imaginait, mimait, souriait, mais elle restait encore très heurtée par le dérèglement psychique de cet amoureux virtuel.

A la cabane du barde, le petit déjeuner de la semaine de détox à la sève de bouleau était particulier. La table du barde regorgeait de toutes sortes de mets inconnus et colorés à base d’épices, de sève d’arbres, de feuilles, de plantes, de fleurs et de jeunes pousses de bouleau.

La cabane bleue était au milieu des arbres. Le barde avait consacré six années pour construire ce havre de paix au sein de la nature. Elle lui enviait ce paradis de délicatesse et de grâce qu’elle avait rêvé au bord de l’océan de son enfance, loin du vacarme et des bouleversements de l’humanité.

Chaque matin, le barde ajoutait à la sève de bouleau 1/4 de jus de citron frais, un peu de miel et une cuillère à café de curcuma qu’il touillait énergiquement et qu’il faisait boire à l’Ovate. Dans la forêt le barde était adossé au tronc de son sapin courbé, dans la parcelle 19 du bois nouveau des nymphes. Ovate entendait le vieux sapin courbé, témoin de tant de joies et de tant de chagrins, interpeller le barde : ‘’Marcello, c’est qui l’Ovate qui évoque une relation imaginaire par écran, où, dans une période improbable, elle a échangé avec un troll internet » ?

Ovate observait le barde, il était plongé dans ses souvenirs. Le cri perçant de l’Aparonga blanc lui rappelait la Guyane en 1980, la base de Courroux, les balades en pirogue sur le fleuve Maroni où l’on perçoit l’hostilité de la forêt guyanaise.

En voyant le barde ému par ses souvenirs, l’Ovate s’installa auprès de lui, au pied du tronc du vieux sapin courbé. Marcello, dubitatif, lui demandait  la suite de son histoire. Ovate poursuivit le récit de cette aventure insolite qui allait lui enseigner tous les artifices, les embuscades, les attrape-nigauds du simulacre virtuel.

« Pour toute cabane, mon amoureux transi, m’avait proposé un bunker perdu sur les rivages d’une plage déserte, loin des chalalas des plages avoisinantes. L’idée me séduisait, mais Grabat ne faisait que des propositions imaginaires et rocambolesques qu’il ne pouvait jamais réaliser. Je les acceptais toutes. Je répondais d’accord à tout. Moi, la rebelle insoumise, je devenais la Miss béni-oui-oui de l’acquiescement.

J’étais virtuellement partante pour toutes ses propositions. Un mois de juillet au bord d’une plage désertique où les poissons seraient nos seuls voisins, vivre nus, se nourrir des produits de la mer, et autres songeries qui n’existaient que dans les désirs inassouvis d’un individu qui se noyait entre réalité et virtualité.

Je n’étais qu’aux balbutiements de l’expression virtuelle. Je prenais naïvement chaque parole pour argent comptant. Mais je restais vigilante, je ne prenais aucun risque dans cette conversation abstruse animée par un personnage confus, autocentré sur ses seules frustrations sexuelles. Il était toujours dérouté par mes réponses. Je le poussais, je l’emmenais jusqu’au bout de ses propositions. Il suffoquait. Il prenait conscience de son enfermement et de ses incapacités, il adoptait aussitôt des postures d’évitement qui étaient sa seconde nature. Souvent il était pris à son propre piège. 

J’avais eu un mouvement de recul en voyant apparaître sur l’écran de mon IPhone le portrait bouleversant d’un vieux monsieur torse nu, décati ventru et chauve. J’ai cru à une farce, mais la rafale de photos qui allait suivre reflétait bien la réalité. Devant mon silence courtois, il prenait de l’assurance : « Je te conviens »? Autrement dit : «Je te branche »?

Cette conversation présentait tous les ingrédients de l’aliénation virtuelle. Tout cela devenait intéressant. Cet homme était sans aucun doute la réincarnation de Quasimodo mort d’un impossible rêve, admirant Esméralda du haut de ses clochers, comme mon vieil amoureux, qui se dérobait à chaque occasion de passer à la réalité, m’admirait du haut de son grenier sans même m’avoir aperçue !

« Pourrais-tu te libérer pour m’accompagner à Cythère ?» J’acquiesçais toujours, je connaissais les réponses-pirouettes de Grabat : « Je monte, je descends, je déjeune, je sors, je lis, je dors… ».

Chaque jour, je recevais une proposition différente. Sa collection de montres qu’il m’invitait à choisir chez lui, des copies de Salvator Dali qu’on lui avait donné en échange d’un travail. Une escapade en bateau, un mariage en montgolfière et toutes sortes de plans fictifs sortis tout droit d’une série fantastique de Netflix. Au summum de son exaltation, Grabat allait jusqu’à me céder ses Hauts de Hurlevent en échange d’une nuit avec moi. « My kingdom for a night » ! L’affaire devenait shakespearienement excitante. Richard III à la recherche de son cheval, faisait piètre figure face à mon inconsistant cyber chevalier.

J’étais comblée de gestes virtuels, d’une générosité virtuelle, l’univers était virtuellement à mes pieds grâce à un don juan virtuel qui me désignait déjà comme celle qui le rendrait virtuellement heureux, “ Je suis avec moi, il me manque, celle que j’aimerais, que j’embrasserais, celle qui aimerait partager avec moi, veux tu être ma virtuelle ?

En même temps, il me montrait les photos de ses piètres conquêtes et décrivait les différentes scènes selon les différentes photos, comme l’histoire de cette bourgeoise en mal d’argent qu’il avait fait venir en train pour une gâterie rémunérée. Nous en étions à peine à la deuxième semaine ».

Le barde haussait les épaules en demandant à l’Ovate de le suivre : « Il est l’heure d’aller dans la futaie des jeunes bouleaux, viens voir ces arbres magiques d’ombres et de lumières dont la blancheur des troncs, la silhouette féminine et l’essence sont un appel irrésistible à l’évasion.

Ovate

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