Claude Vigée poète français, juif et alsacien

Alors que la Société des Écrivains d’Alsace, de Lorraine et du Territoire

de Belfort avait imaginé de rendre un hommage à Claude Vigée, disparu le 2 octobre 2020 à Paris, en lui consacrant une manifestation lors de la journée des poètes de mars 2021, les conditions sanitaires nous l’ont interdite 

C’est dans cette semaine nationale de la poésie 2022 que j’évoquerai le prestigieux membre du Grand Comité d’Honneur de la SEAL qu’était notre poète Claude Vigée. 

Claude André Strauss

Claude André Strauss, de son nom de plume Claude Vigée, né le 3 janvier 1921 à Bischwiller et mort le 2 octobre 2020 à Paris, était un poète français, juif et alsacien. Trois connotations indispensables pour le comprendre. Il naquit dans une famille juive alsacienne dans laquelle était pratiqué le dialecte alsacien, tandis qu’il apprenait le français à l’école. Il parlait également le judéo-alsacien, ce qui lui faisait dire « qu’il est un Juif alsacien, donc doublement juif et doublement alsacien.» 

Aujourd’hui, il serait heureux de retrouver le cocon de la Collectivité Européenne d’Alsace pour être à nouveau chez lui. Juif français d’Alsace qu’il était, pour fuir le nazisme, il fut contraint de quitter la région au début de la Seconde Guerre mondiale, et de devenir étudiant à Toulouse. Il s’y engagera dans la Résistance, choisissant le nom sous lequel il publiera son œuvre, en commençant dans la revue Poésie 42 dirigée par Pierre Seghers. 

Son choix du nom Vigée renvoie, selon l’interprétation qu’il en donnait, à «Vie j’ai”   C’est aussi là que, en séjournant de nouveau vers la religion de ses ancêtres, le poète trouvera une autre source d’inspiration : la Bible.  Elle est emplie de poésie comme dans le superbe Amandier de Jérusalem rappelant les cerisiers en fleurs d’Alsace. Mais chacun comprendra. Quel est le juif qui ne s’est pas posé la question de son identité dans ces temps de barbarie ? A-t-il douté ?

Dans son Feu d’une Nuit d’Hiver, l’absence de Dieu interroge le poète : « Dieu qui n’est fait de rien. Et qui a pour nom : Peut-être».  Son parcours à la fois linéaire et chaotique rend compte d’une magnifique trajectoire culturelle qui construisit ce poète exceptionnel : « Je serais celui que je me ferais être…» annonçait-t-il. Toutefois, on ne saurait dissocier les poèmes de Claude Vigée de ses textes en prose. Dans son esprit, la poésie et la prose sont des « royaumes de la parole entre lesquels il convient de laisser s’accomplir le va-et-vient joyeux de la navette».

Premiers poèmes 

Avec cette vocation clairement exprimée, Claude Vigée s’engage à la fois sur le chemin de la spiritualité et de la générosité. Nous retrouvons ces deux valeurs dès ses premiers poèmes d’où jaillit la présence obsédante de deux thèmes : celui de l’exil et celui du retour.

La Lutte avec l’Ange est un chant de sombre joie dans l’agonie du temps juste avant d’embarquer vers les Etats-Unis pour y vivre un long exil intérieur : le poète célèbre, par tout acte de création, la répétition de ce mystère, dont il propose dans l’œuvre un simulacre. Tout poème, en se réalisant hors de l’absence, du chaos, de la solitude, mime le combat de Jacob avec l’ange. 

Cet écrit d’une force intime, douloureuse mais aussi lumineuse, résonne de la dimension symbolique juive : Jacob, symbole d’Israël et du poète, s’est exclu de la vie, toute une nuit, pour affronter l’ange dans une lutte indécise. Il en ressortira blessé et claudiquant. En revanche, cette renonciation éphémère à la lumière collective, sorte d’aveuglement, lui fera prendre conscience de la réalité des choses dévoilées dans la douleur et la souffrance.

On comprend alors qu’après l’exil, le retour en Israël de Claude Vigée engendrera une communion charnelle et spirituelle avec cette terre et l’histoire de son peuple en le libérant de l’obscurité pour aller au-devant d’une rédemption. « Patois, dialectes, reliquats d’une existence proche du sol natal, sont de bonnes écoles de silence. On y fait, mieux qu’en Sorbonne ou dans les cocktails des grands éditeurs parisiens, l’expérience originelle de l’être au monde humain», écrivait- il dans La Lune d’hiver en 1970

Le silence de la parole 

De 1945 à 1960, il sera brutalement confronté au dilemme du silence et de la parole. Il y aura d’abord les souvenirs obsédants de la guerre et du génocide sur lesquels il n’entendra pas faire silence, mais qui échapperont à l’extase de la parole : comment dire l’inacceptable et l’intolérable ?

Ce qui ne l’empêchera pas d’accuser tous ceux qui se sont accommodés du grand génocide du peuple juif : «Il ne suffit pas de ne regarder que de l’autre côté du Rhin, dira-t-il. Tout cela s’est passé tranquillement “chez nous». Sans nulle compassion, sans remords et sans honte, Des bords de la Vistule jusqu’aux rives du Rhône». Comment dire l’indicible ? Extase et errance : « L’autre côté du poème, confiera-t-il, est le silence de la détresse : silence de Dieu, silence du prophète. Alors l’angoisse étouffe le poème. Il n’y a pas d’extase à Auschwitz. » 

Le tremblement poétique vit entre les mots, voire dans les mots eux-mêmes. Il participe de la matière même de chaque langue. L’exil a fait de lui un citoyen du monde, toujours à l’écoute de l’autre, partageant ses convictions humanistes.

La dignité de ce grand homme se trouvait dans le partage, l’amour de la vie et la fraternité. La paix et le bien vivre ensemble se nourrissent de la fraternité, en ces temps troubles, tachés par la négation de notre prochain, où l’antisémitisme se répand et se renforce.

Que dirait-il devant le retour de la polémique d’envergure nationale sur ce thème sensible qui vient de marquer les débats de la municipalité strasbourgeoise ? L’oubli est trop souvent proche de l’occultation. Parmi les exils, il y a ceux de la langue qu’il a subis : le plus douloureux pour l’enfant qu’il était à Bischwiller, sera l’arrachement du dialecte alsacien du foyer, langue substantielle pétrie de la pâte du réel et de l’immédiateté physique, notera Michèle Finck. Reconnaissant que si ce fut un véritable traumatisme pour lui, elle s’amusera à constater ce que Claude Vigée a fait plus tard de cette langue française subie en la maniant avec somptuosité.

Il en sera de même pour l’hébreu qu’il célèbre dans La Faille du Regard : “L’hébreu, si tardivement acquis, a provoqué dans mon fors intérieur une illumination des corps et des formes perçus dans l’espace terrestre, qui en a tété comme transfiguré. J’ai pu vérifier ainsi,  qu’une langue ne peut être séparée des réalités sensibles de ce monde, que la parole ressuscite chaque matin si elle assez riche de pouvoir signifiant». 

Les exils se sont succédés : départ forcé de l’Alsace en 1939, séjour à Toulouse, puis départ en 1942 pour les Etats-Unis et finalement choix de la Terre Promise au début des années 60. Or, toute arrivée dans un nouveau pays signifie en général immersion dans une nouvelle langue. Une immersion toujours douloureuse. Surtout pour un poète. Ce fut un véritable traumatisme pour lui. Mais c’est avec une certaine violence que Claude Vigée dénonce le silence causé par l’humiliation contrainte de l’exil. 

Dans La Lune d’hiver, il la décrit : «L’humiliation, surgit, involontaire et automatique, presque à chaque pas, à l’occasion de tout contact. Elle s’étale dans l’impuissance de comprendre, de se faire entendre, de parler librement, dans l’aphasie subie dès la première jeunesse…se taire, tel est le lot du pauvre et de l’étranger». Il usera de l’expression poétique de ce silence pour le surmonter par la parole. L’Attente sera cet hiver de la parole : «Exil, ô différence, Hiver de la parole, Cœur de rien battant pour la nuit».

Hiver évoqué en parallèle avec l’exil de la présence dans Terre sans hommes : «A force de silence, à force de distance, Notre gorge s’étrangle et ne peut plus chanter». La vie comme le monde semblent avoir disparu dans Le doigt dans la plaie : « Il n’y a plus de monde, et pourtant nous vivons, Nous parlons, nous marchons, comme s’il était proche, Lui qui s’est esquivé. Silence. Plus de monde. L’étoile qui nous porte est une lune aride». 

Mais le poète réagit pour faire revivre cette terre, étoile morte de trop d’absence, par trop d’hivers, dans trop d’exils dans un poème prophétique de l’Eté indien :  “Muré dans les ghettos De l’histoire, Dieu dit: « Je parle haut la nuit Pour taire le silence». Il ne faut pas s’imaginer que Claude Vigée pourrait n’être qu’un poète de complainte. Sa parole prophétique se tourne non vers le noir passé, mais bien vers un avenir de la renaissance. 

Dans La Gloire du retour le poète ouvre le rideau de la nuit sur l’harmonie lumière et le silence bienheureux : « Ecrire, c’est une façon autonome de se manifester à ses semblables, de faire le mur pour enfin rejoindre, d’un seul bon, là-bas, notre prochain si lointain ». C’est pour lui, grâce au pont de la parole poétique, une façon de rompre le silence et de la faire parler. 

Poésie dialectale écrite par Claude Vigée  

Pour conclure, je veux rappeler que Claude Vigée est d’abord notre grand poète alsacien : car plus que la Shoah, plus même que la Bible et Israël, c’est l’Alsace qui émerge partout dans sa poésie du début jusqu’à la fin.  Dans Mal du Pays, il avoue : « Je pense à toi ce soir, mon doux pays d’Alsace, Où sur l’herbe au printemps neigent les cerisiers». 

Les deux cycles de poèmes écrits en dialecte alsacien sont symboliques à cet égard. Mais peut-on réellement traduire de la poésie dialectale écrite par Claude Vigée ? 

Si chaque langue possède son propre génie et sa propre vision du monde, le dialecte a l’avantage d’être plus fort qu’une langue nationale, laquelle, par définition, a perdu une partie de son âme en intégrant celles des autres langues. La Conversation du poète allemand Wolfgang von Goethe avec l’Alsacien Peter Eckermann le démontre : «Le dialecte est l’élément spécifique dans lequel l’âme puise son souffle». C’est ce qui fait l’originalité la force de la SEAL qui accepte en son sein des écrivains de langue française, allemande et alsacienne!

Aussi, c’est au Feu d’une Nuit d’Hiver que je demanderai de conclure cette présentation alsacienne du chant II de Wénderôwefîr : D’sunn  wéll noch  nét schderwe En demm  nàss kàlde wàld ; S’liècht  hàlt noch ààn, es réngt mét denààcht Under de newwelschlànge, s’herz vun deglüèd schlààt geduldi widdersch un glunzt  émschdélle kreis vum wénderôwefîr. Le soleil ne veut pas mourir encore, dans la forêt froide et humide; la lumière se maintient encore, elle lutte avec la nuit dans les serpentins du brouillard, le cœur de la braise bat encore, patiemment, et luit dans le cercle muet du feu de la nuit d’hiver. 

Avant de partir, Claude Vigée nous a laissé dans Échec à la nuit une parole de vie : « Contre l’invasion patiente de la nuit, Un poème, un enfant, sont nos gages de vie». Le poète nous a quittés. Dans La Corne du grand pardon, il nous disait : «Mourir, c’est devenir le monde où tu vivais». Si l’homme naît grâce au cri, comment ne pas entendre celui de Claude Vigée ? L’amour de la poésie conduit au silence qui interroge.

Gérard Cardonne Avril 2022

Président de la SEAL

La Société des écrivains d’Alsace, de Lorraine et du Territoire de Belfort (SEAL), dite « Société des écrivains d’Alsace et de Lorraine » a été fondée en 1927. [  Depuis le 12 octobre 1986 la SEAL a une vocation européenne. 

Parmi ses nombreux membres, dont Marcel Brion, Jean Cocteau, André Maurois et André Siegfried de l’Académie française, la SEAL compte aussi deux prix Nobel: Alfred Kastler et Albert Schweitzer, mais encore, entre autres: Adrien Finck, André Malraux, Raymond Matzen, Pierre Pflimlin, Félix Ponteil, Guy de Pourtalès, René Schickele, Charles Spindler ou Jean-Jacques Waltz (Hansi).

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