Supplique pour les bancs

« Je suis sous l’eau », « c’est un peu la course en ce moment », « j’aurai plus de visibilité la semaine prochaine ». 

Le syndrome de l’agenda plein peut-il énerver ?

Oui, car derrière une plainte apparente, une fatigue prononcée, se cache une autocongratulation qui indique : « Je suis économiquement viable, je suis utile, je fonctionne et je suis demandé. »

Mais de quand datent ces agendas surchargés ? Le phénomène existait-il au Moyen Âge ? Imaginez une discussion de la sorte à cette période : « Écoute, non, on doit aller à l’église aux aurores, ensuite à 9h on a bûcher, puis en tout début d’après-midi je dois aller chez le ferrailleur, ensuite… »

Les « pressés » en masse n’existaient certainement pas à cette époque, ils datent probablement de la révolution industrielle. Il serait d’ailleurs intéressant de produire une analyse sémantique de certains mots et expressions comme « rendez-vous », « entre midi et deux », « j’ai un déjeuner », qui ont sans doute surgi simultanément. 

Ce serait trop long d’expliquer en quoi le chemin de fer, les nouvelles technologies et institutions ont façonné les comportements, mais ils ont abouti à une chose certaine : la honte de la disponibilité, la dépréciation de la promenade, le refus de répondre immédiatement (« mais j’te rappelle ! »), avec pour résultat la disparition des bancs publics.

Promenade revendicative

Wow! Quel coup de gueule ! Eh bien oui ! Comme ces pétitions désuètes et inutiles, parfois signées juste pour faire plaisir au misérable brandisseur de stylo, il faudrait aujourd’hui manifester pour la sauvegarde de ces vieux bancs en bois vert qui disparaissent un à un des villes. Attention, ne manifestez que pour ceux avec les lattes disposées en parallèle et des champignons dessous, sinon ce ne sont pas des vrais.

Mais le plus fascinant, ce sont ces bancs isolés au milieu de chemins de forêt ou de montagne, où plus personne ne s’assoit. Certains, encore en pierre, datent du Moyen Âge. Qui les plaçait ? Y avait-il un métier de placeur de bancs ? Ce devait forcément être des peintres ou des photographes qui partaient anonymement à la recherche des plus belles vues offertes par les paysages. Combien de temps marchaient-ils dans les forêts ou les montagnes avant de trouver l’emplacement idéal ?

Une fois le banc fixé, qui s’est assis dessus ? Quelles y ont été les discussions tenues ?  Y a-t-il eu de tout temps des silences devant les vues ? Des baisers échangés ? Des nouvelles fabuleuses annoncées ? Des livres pensés ? De nouvelles utopies imaginées ?

Pour la réintégration des bancs dans les villes, je propose des manifestations isolées où chacun devra se promener au moins vingt minutes sans savoir où il va, sans penser à rien. Puis il devra s’asseoir au moins quinze minutes, seul sur le banc de son choix, avec le poing levé.

Mandrake

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