Le vol 2142
Chapitre XX
« Celui qui un jour veut apprendre à voler, celui-là doit d’abord apprendre à se tenir debout et à marcher et à courir, à grimper et à danser, ce n’est pas du premier coup d’aile que l’on conquiert l’envol » !
Ovate attendait à l’aéroport national Alexandre-Onassis de Cythère. Elle était arrivée très tôt craignant que Grabat ne s’égare. En période de pandémie, il y avait très peu de monde dans les aéroports. Elle prit un café au distributeur automatique et s’installa sur l’un des fauteuils inconfortables de l’aéroport. Elle observait les scènes autour d’elle, dévisageait chaque personnage avec attention et faisait des commentaires, des comparaisons, des analogies avec des personnages de films, de pièces de théâtre, d’opéras…
Un vieil homme buriné par le soleil semblait pensif, il ressemblait à Zorba le grec, il n’attendait personne, peut-être se réfugiait-il là pour trouver un peu de compagnie auprès des anonymes qui attendaient un passager ou un vol.
Deux compères en haillons parlaient à voix haute en grec, tout près, une junkie blême, était assise par terre dans un coin. Elle portait un sac à dos plus lourd qu’elle et des cheveux rouges ébouriffés. Il y avait peu d’élégance dans ce paysage humain, il lui semblait que les peuples s’étaient tous résignés aux austérités de la pandémie.
Une petite fille d’environ 5 ans hurlait, pleurait, se roulait par terre et donnait des coups de pieds à sa crétine de mère tétanisée par son enfant. La mère suppliait la petite sorcière de cesser sa crise de nerfs, juste au moment où la sonnerie du téléphone d’Ovate se fit entendre sur l’air stupide « Alarme » de son IPhone. Son frère l’appelait comme il le faisait chaque jour, mais dans ce climat de hurlements, personne n’entendait personne, seuls les cris de l’enfant apportaient une sonorité humaine dans cet aéroport qui aurait inspiré Fellini, ou Beckett.
Soudain, Ovate se leva d’un bond et se dirigea vers la petite capricieuse. Elle l’invita d’une voix ferme, en la menaçant des yeux, à se taire, à s’asseoir et à rester tranquille. La gamine s’exécuta séance tenante au grand étonnement de l’Ovate. Après la conversation téléphonique, Ovate retourna vers le distributeur automatique pour acheter tout ce qui ressemblait à du chocolat pour la petite fille. La mère, très agitée, la remercia pour son intervention et lui demanda si elle prenait elle aussi l’avion pour Londres. « Et quoi encore » ! pensait Ovate, « Celle-là aussi a besoin d’un bon psy, très peu pour moi ! j’ai déjà un patient de taille dans le vol 2142… »
«L’arrivée du vol 2142 en provenance de Paris est retardé… ». Il ne manquait plus que ça ! Grabat allait se tamponner une heure de retard et un bon rab de panique. Ovate, elle, se tamponnait un fou rire qu’elle tentait de camoufler derrière son masque FFP2, tandis qu’un herpès instantané faisait son apparition au milieu de sa lèvre supérieure. «Qu’à cela ne tienne, mes lèvres pulpeuses n’en seront que plus sexy ».
Les scènes de l’aéroport lui faisaient penser à, « Huit et demi » l’horrible film de Fellini, et à la pièce de théâtre de Samuel Beckett, « En attendant Godot ». Mais pour tuer le temps et occuper son esprit, elle n’optait ni pour le film ni pour le théâtre, elle préférait s’imaginer Grabat en Gatsby le Magnifique. Dans la mythologie grecque, Grabat n’avait aucune chance d’être un héros ou un demi dieu, Il restait plutôt un quidam satisfait de se poser toujours en victime. Chez les romains, il aurait fait partie de la plèbe, se contentant de « pain et de jeux », les jeux étant son côté voyeur de la vie des autres à travers les réseaux sociaux.
Elle l’imaginait descendre de l’avion tout vêtu de blanc comme elle avait vu un jour Joe Dassin, superbe, dans le même avion. Elle imaginait un homme élégant, qui aurait de la prestance, qui porterait dans ses bras une gerbe de fleurs de lys qu’il lui tendrait en la serrant dans ses bras. Mais elle ne se faisait aucune illusion. Slil l’avait mise au parfum.
Alors ? pourquoi était-elle là ? Pourquoi était-il là ? Vraisemblablement pour assouvir un fantasme commun qui prendrait fin après la rencontre. Elle ne comprenait pas pourquoi cet évènement avait pris autant de mois en paroles, en balivernes, en galimatias, en simagrées sur des airs de tralala, alors qu’il eût été si simple de liquider ce plan cul en un tour de rencontre.
La difficulté venait de ce que Grabat jouait sur deux tableaux. Il voulait Ovate, il lui suggérerait dans l’interligne de quitter sa vie, mais il ne voulait pas renoncer à la Thénardier qu’il voulait garder comme la vestale de sa vieillesse. Et il avait raison, car le choix d’Ovate qui lui rongeait les méninges, était perdu d’avance. La rareté, l’exception, ça se gagne, comme disait Grabat: ça se « mérite ». Or, Ovate n’était pas prête à sacrifier sa vie et son univers pour un individu qui n’était qu’un souffle de zéphyr qui passait par là…
Le cerveau en feu et perdue au milieu de toutes ses pensées qui se bousculaient, Ovate fut rappelée à la réalité par l’annonce de l’atterrissage du vol 2142 en provenance d’Orly, et par un message de Grabat.
« Peut-être une histoire d’amour marquée par une rencontre fugitive dans les années 60… Peut-être une rencontre qui aurait dû se réaliser et devenir une grande histoire d’amour. Nous n’avons pas pu vivre ensemble il y a cinquante ans. Nous faisions fausse route. Sans le savoir… ou plutôt en le sachant puisque chacun attendait l’autre en le rêvant dans une recherche constante… Finalement y aurait-il réparation ? La vie s’acquitterait-elle de son erreur ? Nous sommes-nous rencontrés par hasard ? Il n’y a pas de hasard… La vie nous a réunis sans crier gare cinquante ans plus tard. Nous avions le sentiment que nous étions faits l’un pour l’autre, nous nous sommes retrouvés, comme si cela était normal, comme si nous nous connaissions depuis toujours, comme si tout devait finalement se conclure comme ça ».
« Baratinus bararatina, baratinum »… Et si elle se sauvait ? Elle avait juste envie de prendre ses jambes à son cou. Les passagers débarquaient…
Ovate
*Ainsi parlait Zarathoustra (F. Nietzsche)