Les nouveaux misérables (suite)

L’ours et la SARL

Chapitre XII

« Il y a des bras de femmes qui sont des lieux d’exil, et d’autres qui sont la terre natale ».*

Pour se justifier, Grabat répondait à L’Ovate :

« Il ne faut pas ignorer le point de vue des hommes victimes aussi de maltraitance, si tromper une femme est une forme de maltraitance, soit. Si les hommes sont des machos, comment appelle t-on une épouse qui refuse pendant 30 années consécutives d’avoir des rapports sexuels avec son époux ?   

Nous étions depuis le début un couple sans amour. Je l’ai déjà dit, il manquait à ma vie l’amour, la douceur et la tendresse que cette femme refusait de me donner. Chaque nuit elle me tournait le dos et faisait mine de dormir. Elle s’est éloignée en faveur des enfants, c’était pour elle le meilleur prétexte pour me fuir. 

Je prenais près de 200 avions par an pour mon travail. A chaque retour, je me sentais en décalage total avec cette femme qui n’aimait rien venant de moi. Je me sentais dépossédé de ma vie, de mes désirs, de mes envies. Cette femme ne m’apportait rien sinon son acharnement à remplir les congélateurs en pensant que la nourriture qui débordait me remplirait d’amour. Elle était encore soumise aux vieux schémas où l’on faisait croire aux femmes qu’il suffisait de nourrir un homme pour le garder. 

Je l’ai toujours trompée, je cherchais ailleurs un peu de la tendresse dont elle me privait par son manque d’amour. L’écart se creusait de plus en plus avec mes enfants et avec cette femme qui régentait tout. Elle s’était rendue indispensable et comblait ses abstinences par un pouvoir de possession qu’elle avait développé en régnant sur la vie des enfants et sur la vie de la famille. Je trouvais cela confortable et je pensais que j’avais de la chance d’avoir pour épouse celle que j’appelais une magnifique gouvernante. 

Notre relation se dégradait et je devenais un emmerdeur, personne ne me regardait, on m’adressait à peine la parole. Aujourd’hui, je suis considéré comme une quantité négligeable. On parle de moi comme d’un ours mal léché, bourru, avec un mauvais caractère. Je ne supporte pas mon entourage qui ne correspond en rien à tout ce que je suis. J’accumule les contrariétés. Je vis dans un univers où j’étouffe.   

Si je n’avais pas voyagé à travers le monde, et si je n’avais pas eu les voiles pour échappatoire, je ne serais pas resté plus de 5 ans avec elle. Je ne peux même plus me réfugier dans mon bateau où j’avais un lit sur mesure de 2mx2m, et le clapotis paisible de l’eau qui me berçait. 

Cette solitude affective est difficile, elle m’a plongé dans une détresse qui m’habite et qui est due à ce manque qui a accompagné ma vie. Et j’en crève. Que devais-je faire? Comment faire pour fermer une SARL de 50 ans ?  Je suis comme un ours pris par une jambe dans un piège en métal rouillé.

Tu m’as permis de me découvrir. Tu m’apportes tout l’amour qui m’a cruellement manqué. De toutes celles que j’ai rencontrées, tu es, et de loin, la plus spirituelle, la plus généreuse, la plus douce, la plus….complète. Tu es toi-même. Tu es la seule mon amour qui pense à moi, qui m’apporte de la tendresse, et de l’amour. Je veux voir tes yeux vaciller, je veux sentir tes mains sur moi, je veux, me plonger dans ton odeur, je veux te toucher, je veux t’émouvoir.

Moi, je garde intacts, mes rêves d’adolescent, et, une journée, une nuit, avec une femme que tu aimes, valent 10 années de médiocrité.” 

L’Ovate écoutait, observait, cet homme qui se débattait dans un mal de vivre inextricable. Ignoré de tous, dépressif, il passait ses journées sur son lit à regarder le plafond.  

Il faut lutter pour ses rêves, Grabat n’avait pas les moyens de ses rêves, il était sous le joug d’une SARL qui le tenait, il était conscient qu’il était cet ours, pris la jambe dans un piège en métal rouillé qui restera la marque de ses renoncements. Il n’était pas un homme libre, il le savait, ses rêves resteraient à jamais inassouvis. Il était la  victime de ses propres choix. 

Le virtuel, le virtuel, le virtuel ! Des mots, des mots, des mots ! Il s’était enfermé dans une  idylle virtuelle ou il n’y avait aucune volupté charnelle. Quels étaient ces Amours invisibles où on se parle des mois, des années, sans se voir !?  Quelles sont ces liaisons artificielles où on se dispute, on tombe amoureux, où le Sexe, l’Amour et internet ont éliminé la présence physique de l’autre, la légèreté, la fantaisie, la joyeuseté, l’insouciance, l’émoi, tout ce qui nous fait vibrer !? 

L’Ovate méprisait ces méthodes fallacieuses. Elle trouvait pitoyable de baiser en solo derrière un écran au moyen de mots et de gestes invisibles ou visibles. Pour elle, Grabat faisait partie de ces paumés qui meublaient l’univers du manque par un discours qui devenait désobligeant à force de le répandre dans le vide. Que pouvaient valoir autant de déclarations sans actes ? Pour Ovate, tout ce qu’ils écrivaient n’étaient que balivernes et frivolités. Il vivait dans la solitude et dans l’esclavage qui avaient pris le dessus sur sa vie, comme sa SARL avait pris le dessus sur sa liberté.

 “Je ne suis pas du tout une adepte de cette désorientation des sentiments. lui disait-t-elle, je n’ai pas du tout envie de tomber amoureuse de mon mini écran. Ton choix de l’amour par internet est une insulte à l’Amour, à la littérature amoureuse et à la poésie qui ont bercé nos adolescences. On ne laisse pas traîner l’Amour que tu décris toujours avec un grand A dans les décombres de l’illusion. Voici quelques mots d’Amours que je te suggère de lire, qui ont vécu au grand air, et qui ont fait rêver et pleurer des générations de vrais amoureux ». 

 « Je vous aime, Scarlett, parce que nous nous ressemblons tant. Nous sommes tous deux des renégats ma chérie et d’égoïstes canailles. Vous et moi, nous nous soucions fort peu que le monde s’écroule pourvu que nous soyons à l’abri et que nous ayons nos aises.» (Autant en emporte le vent) 

« Dans chaque nuage, dans chaque arbre, remplissant l’air la nuit, visible par lueurs passagères dans chaque objet le jour, je suis entouré de son image. Les figures d’hommes et de femmes les plus banales, mon propre visage, se jouent de moi en me présentant sa ressemblance. Le monde entier est une terrible collection de témoignages qui me rappellent qu’elle a existé, et que je l’ai perdue ! »  (Les hauts de Hurlevent)

« Le Grand Amour, mon ami, lui écrivait l’Ovate, est un sentiment rare. Il transporte, il transforme, il réjouit, les hommes, il est joie, bonheur, tristesse parfois, il guérit de tous les maux, Lorsque nous sommes touchés par cette grâce divine, nous sommes en lévitation. L’ Amour, c’est se toucher, se caresser, se fondre l’un dans l’autre, se redécouvrir chaque jour et chaque nuit. C’est un don de soi infini. 

Aligner des mots derrière un mini écran, tue sans doute le plus Grand des Amours. Mais les Grands Amours ne se perdent pas au milieu de la vulgarité virtuelle.  Je ne suis pas une journée et une nuit d’Amour qui efface 10 ans de médiocrité. Je suis l’Amour pour l’éternité »

Grabat faisait fi de tout ce qu’elle disait. Chaque réflexion exprimée par l’Ovate était à ses yeux « une réalité augmentée ». Il avait l’indélicatesse de l’appeler: « Ovate, ou la réalité augmentée ». Que pouvait comprendre à un tel langage, un individu qui partageait sa vie, entre l’obscénité virtuelle qui le faisait vibrer et l’écran vide de son plafond ?

Le prétentieux qui persistait à tenir le rôle du loup amoureux de Tex Avery ne se donnait jamais la peine de la découvrir. Jusqu’ici il s’était contenté de s’enquérir de la profondeur de ses bonnets de soutien gorge, de sa taille, de son poids, et de lui poser des questions sur ses capacités aux gâteries derrière l’écran. C’était malheureusement la seule richesse du langage de Grabat avec les femmes. Sacré Amour, Sacré Amoureux va !

Dès qu’elle passait à la réalité, il ouvrait le feu des déclarations d’amour pour la rattraper, il savait qu’elle s’échapperait, qu’elle ne se contenterait pas des égouts de la virtualité, qu’elle ne céderait jamais à la haine de soi, et que la rebelle pouvait mettre fin à la comédie d’une seconde à l’autre.  

Mon Amour, je déprime, je t’aime et j’en souffre. Chaque parcelle de ma tête t’est dédiée. Il n’y a jamais eu d’Amour plus pur que celui que j’ai pour toi. Je veux te voir.  Dis-moi juste que tu m’aimes, et que tu as envie de me rencontrer. Je t’aime mon amour, aujourd’hui je vais écouter mon cœur saigner, et tu me prives de ta photo.

Comédiante ! Tragédiante !

Ovate

* Amin Maalouf

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