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Les nouveaux misérables (suite)

Le songe d’une nuit d’été

Chapitre X

Ovate, l’embaumeuse des âmes, était encore habitée par le rêve de son immersion en forêt. Elle regrettait la présence du barde imaginaire auquel elle avait raconté librement son histoire dans l’intimité de la forêt.

Pour se replonger dans son rêve, elle allait à la rencontre de Lysandre et Hermia. Il y avait une similitude entre son rêve et la pièce de théâtre de Shakespeare. Comme les amants du Songe d’une nuit d’été, elle avait goûté à toutes les impertinences et les irrévérences offertes par la grâce de la forêt.

Pour Shakespeare, la forêt ouvre toutes les portes de la transgression aux jeunes amants en fuite. Hors des limites du temps, ils échappaient à toutes les comédies dictées par les lois civiles et familiales imposées par le monde profane.

A l’instar des deux amants dans la forêt, Ovate s’était délestée de ses encombrants. Là où il n’y a pas le joug de l’asservissement des hommes, il n’y a plus de barrières à la libération des pulsions, des passions, des expériences. De retour à la Cour d’Athènes, les jeunes amants reprennent leur vie sociale et leurs servitudes. Comme Ovate, libérés de leurs mauvais génies, ils ne garderont de leurs dévergondages qu’un souvenir évanescent.

Ovate pensait retourner dans la forêt, peut-être pour se raconter aux arbres, elle avait d’abord pensé à Grabat pour partager ses secrets, mais la canaille n’entendait rien ni personne. Il n’entendait que lui, sa propre histoire, ses propres tourments, ses rêves abandonnés, sa souffrance, sa bouffe, ses sardines, ses olives, et ses keftas, son ail grillé et ses tripes… Pour échapper à la soumission et aux injonctions de son environnement et de ses pairs, le pauvre Grabat avait choisi une fin de vie en proie à l’addiction aux écrans dans son grenier de Hurlevent.

D’un côté de l’écran, il devenait enfin l’homme de Vitruve, au centre de ses SGF*, de ses discours de troll internet, de sa virilité qu’il appelait Frénésie, et de ses waouh de petit chien remuant sa queue. De l’autre côté de l’écran, il exprimait à l’Ovate à longueur de post, le feu qui lui brûlait le cul et l’overdose de sa libido à travers l’amour abstrait qu’il lui portait, auquel il croyait dans ses délires, et qu’il abandonnait aussitôt qu’un éclair de lucidité déambulait par hasard sur le chemin sinueux de ses neurones.

A chaque fois qu’elle tentait de lui faire entendre raison, il lui envoyait un flot des mêmes mots, des mêmes phrases, des mêmes déclarations. Il devenait trivial,  jaloux, méchant agressif et insultant. Pour la culpabiliser, il appuyait sur son mal de vivre en se plaignant qu’il dormait parfois huit heures par jour, assommé de chimie, de peine et de contrariétés. Elle tentait de le détendre par des histoires qui sortaient tout droit de son imagination. Mais tout ce qu’elle disait, ou inventait pour l’amuser, le blessait.

Roméo avait souvent une bien piètre allure. Pourtant, elle ne le laissa jamais tomber. Elle était comme ça, spontanée, généreuse, noble, désintéressée, toujours prête à relever quelqu’un qui s’écroule. Ils avaient inconsciemment tissé un lien. Il parlait d’un amour rare, puissant, elle éprouvait une tendre affection pour cet homme en mal de tout.

Elle s’amusait à le distraire en lui chantant des airs sur tous les tempos, adagio, allegro, des berceuses, de la saoul, de la country… Pour lui donner du courage, elle inventait des contes où elle décrivait la scène de deux vieux assis sur un banc au parc du village. A ses côtés, elle lui donnerait les baisers qu’elle lui avait promis, ceux de Scarlett O’hara dans de Autant en emporte le vent.

Elle commençait des phrases, qui devenaient des textes interminables dont elle même ne savait pas où ils aboutiraient. Il était dépressif, elle était perchée, totalement désinhibée derrière ce mini écran d’IPhone 6s, ce succube de l’humanité. Mais elle s’amusait. Grabat lui répétait souvent : « Il ne faut pas rire de tout ».

Submergé par sa fatigue et par son agitation quasi permanentes, il n’entendait aucun message, il se vexait, la traitait de destructrice parce qu’elle l’avait imaginé vieux, assis sur un banc.

Il lui écrivait « Tu sais que le coup de foudre existe, j’ai pour toi une passion qui me dévore, elle me détruit les neurones. Grâce à toi je suis encore capable de ressentir, d’exprimer des sentiments, je fonds pour toi, je suis amoureux. Je veux garder intact la beauté, la douceur, où m’entraîne cet Amour. Juste, il faut veiller à ne rien détruire. Je vais bien, mon agoraphobie est toujours présente mieux supportable, mes crises de panique invalidantes se sont espacées, je marche un peu, je respire mieux ».

désorientée par cet amour qu’il allait lui-même détruire à force de se perdre dans les méandres de ses manigances, et de ses hésitations, Ovate lui répondait :

« Je suis Dourga, l’inaccessible, la shakti, l’énergie absolue, la Divinité qui te sortira de ton cachot. Viens ! Je t’emmènerai dans le monde de la volupté et de la passion, je te donnerai en offrande un jardin, où chaque fleur se transformera en caresse dès que tu la toucheras… » 

Il répondait « Mes sentiments demeureront, même si la distance et le temps nous séparent, rien ni personne, ne pourra les détruire. Je n’ai jamais eu un tel coup de foudre, depuis toujours. Je ne sais même pas que répondre. Je n’ai jamais été amoureux. J’ai beau essayer de raisonner c’est impossible, j’ai une impression de mélange et de fusion je n’attendais pas un miracle, je savais que quelque chose me manquait… je ressentais un ratage immense dans ma vie que chacun m’enviait. Les voyages permanents dans le monde entier, des salaires qui me faisaient presque honte, personne ne connaissait ma solitude sentimentale.

Ma femme excellait dans la fabrication des tripes-harissa, et de l’ail grillé, qu’elle préparait en hommage à sa mère. Elle préparait chaque dimanche, une immense marmite de tripes sauce piquante pour 20 à 50 personnes. La forte odeur des tripes qui s’exhalait de la cuisine, se répandait dans toute la maison. Chaque dimanche, ma maison se transformait en cantine. Ainsi, elle me bloquait, et s’assurait que je ne m’éclipserais pas par la porte dérobée du jardin pour chercher, après une longue semaine de travail, un peu de tendresse au hasard des disponibilités de mes marchandes d’amour.

Dans chaque salle d’attente d’aéroport, je rêvais qu’une petite femme m’attendrait avec joie, qu’elle se ferait belle et sexy pour moi, et que nous passerions des week-end d’amour et de douceur. Hélas, chaque week-end, harassé par le travail, j’étais jeté contre mon gré, dans une fosse dominicale qui puait les tripes et l’ail.

Il m’a manqué l’amour que j’ai remplacé par le travail, 6 jours par semaine, 12 à 14 heures par jour, et une poignée de SGF*. Personne ne connaît les raisons de mon mariage. Pas même pas ma colocataire,18 ans, vierge, je l’avais mise en situation embarrassante. Et l’avortement. C’était difficile il y a plus de 50 ans. Je me suis obligé à l’épouser poussé par une rectitude et une éthique démesurées. 

Nos routes ont divergé. Elle aime être une grand-mère moi pas, elle n’a jamais aimé faire du bateau, c’était ma passion. Je rêve de finir ma vie au soleil, elle ne veut pas s’éloigner de sa progéniture. Alors que depuis 30 ans nous sommes séparés de corps, elle ne désire qu’une chose, c’est que je reste à la maison pour garder son statut de femme mariée. Pour donner le change à la société restreinte qui fait son univers. Je ne suis pas dupe, je sais qu’elle m’a chosifié, que je suis le trophée qu’elle a gagné, par le mariage.

Nous vivons comme deux étrangers. Je lui suis reconnaissant d’avoir tenu Ma maison et d’avoir élevé Mes enfants. Mais avec elle, je n’ai jamais connu l’Amour, pas même une heure. C’est un sentiment que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais ressenti. Je voudrais te voir, t’aimer, t’embrasser partout, je voudrais découvrir ta voix envoûtante et la douceur de ta peau, mon Amour, j’ai besoin de ta douceur et de tes caresses, j’ai besoin de tes yeux dans les miens”.

Sidérée par ces confidences, Ovate ne savait pas où était la réalité. Elle observait au sein de ce couple malsain, bercé d’ail et de tripes, que l’irrespect, l’absence de rectitude et d’éthique avaient été validés par deux partenaires fourbes, submergés de frustrations depuis 50 années.

Au nom de quoi un homme peut-il ressentir un tel mépris de lui-même, pour accepter une vie de refoulements de ses émotions jusqu’à sombrer dans un fouillis psychologique sans trêve ? Comment une femme peut-elle ressentir une telle haine de soi pour accepter l’inacceptable ? Comment un couple peut-il survivre dans un tel simulacre pendant si longtemps ?

Ovate

 *SGF (Sex girl friend)

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