À les entendre, nos doux et tendres voisins allemands passent leur temps à se sacrifier pour les autres, à consacrer une énergie folle à la construction de l’Europe, à dépenser sans compter pour le bien d’autrui, surtout ces feignasses du sud qui ne méritent pas tant de sollicitude. Les Allemands qui, déjà, ont assumé seuls la réunification en absorbant ces autres feignasses de l’Est ! Allemandes certes, mais feignasses quand même.
Comme c’est « l’Allemagne qui paie », elle seule est en mesure de prôner la rigueur, unique voie pour permettre à l’Europe d’avancer, quitte à maintenir la tête des récalcitrants sous l’eau, puisque c’est pour leur bien. Les Grecs sont bien placés pour le savoir.
S’est-on jamais demandé ce que l’Allemagne a exactement payé ? Ce qu’elle paie vraiment ? Est-il seulement permis de se poser la question ? Peut-on pousser le vice jusqu’à en douter?
Jacques a dit : « La réunification a été payée non par les Allemands mais par leurs partenaires. »*
Le coût de la réunification a été estimé à environ 1500 milliards d’euros, financé en grande partie par un impôt spécial. On pourrait donc dire – et les Allemands ne s’en privent pas – qu’un tel effort n’est pas donné à tout le monde et que plutôt que de critiquer, on ferait mieux de se taire et d’admirer la prouesse. Sous-entendu : fermez-la pendant que l’Allemagne souffre et que les retombées positives de la réunification, s’il y en a, seront pour tous, même ceux qui n’y sont pour rien.
A y regarder de plus près, on constate qu’en effet, il y a eu des retombées positives… pour l’Allemagne ! La réunification a entraîné une hausse de la demande à l’Est, avec une augmentation de la consommation et d’énormes investissements publics, ce qui a naturellement créé de l’inflation. La Bundesbank a donc rapidement remonté ses taux pour éviter une surchauffe.
Pendant ce temps, les autres pays européens étaient confrontés à un net ralentissement de l’économie avec une inflation très faible. Mais comme les Allemands avaient décidé, coûte que coûte, la mise en place de l’euro, les moutons – notamment français – se sont mis à bêler à l’unisson en se calant sur la politique allemande et en augmentant eux aussi les taux, alors que l’état de l’économie ne le nécessitait pas, bien au contraire. Résultat : la récession s’est répandue dans toute l’Europe, sauf en Allemagne.
En effet, la zone euro se caractérise par une politique de stabilité des prix, un des piliers de la doxa européenne pour, nous dit-on, éviter les risques d’inflation. Pour cela, les marchés de capitaux sont les seuls prêteurs de toute la zone euro, ce qui fait d’eux les seuls décideurs de la politique économique. Ils fixent notamment les taux d’intérêts auxquels les emprunteurs, c’est-à-dire les Etats, se refinancent ; or, la vocation d’un marché de capitaux est de favoriser l’augmentation de ces derniers.
Par conséquent, si un Etat s’aventure à prendre des mesures qui pourraient conduire à dépenser un peu plus, par exemple dans le cadre d’une politique sociale plus souple ou plus généreuse, le marché se « raidit » avec des taux d’intérêts qui augmentent et qui freinent, voire empêchent d’emprunter au-delà du raisonnable, du point de vue du marché bien sûr.
Globalement, l’euro aura très bien profité à l’Allemagne et beaucoup moins aux autres, puisque d’après le Centre de Politique Européenne (think tank allemand!) la France et l’Italie sont les pays qui ont le plus pâti de l’adoption de l’euro, chaque Français ayant perdu près de 56.000 euros sur la période 1999-2017. Les grands gagnants seraient l’Allemagne et les Pays-Bas, mais surtout l’Allemagne avec 1893 milliards d’euros supplémentaires pour le PIB, soit un gain de 23.116 euros par habitant.
Si le PIB de l’Espagne et celui de la Belgique n’ont pas trop baissé (-5031 et -6370 euros), les deux pays les plus touchés sont la France et l’Italie, qui ont perdu respectivement 3591 et 4325 milliards d’euros sur 20 ans. On ne peut pas vraiment parler de bilan positif.
Il est plus facile de sermonner les autres, de les prier de se serrer la ceinture quand on a le ventre plein. L’Allemagne accepte les réformes à condition qu’elles soient calquées sur les siennes, sur son « modèle » autoproclamé, symbolisé entre autres par les fameux jobs à 1 euro de l’heure. Un modèle qui oublie – à moins que cela soit volontaire – d’en mesurer les effets sociaux, ça fait mauvais genre. Ces effets qui risquent de se faire sentir avant même que l’on ait eu le temps de les mesurer…
OT
*Jacques Attali