Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

IGOR STRAVINSKY et le Jazz

Après l’Oiseau de Feu en 1910, Stravinsky écrit son célèbre Sacre du Printemps, une commande de Diaghilev pour sa compagnie des Ballets Russes. Cette dernière œuvre, véritable rupture avec le romantisme, les impressionnistes et l’ordre conventionnel de l’écriture, ouvre la voie à ce que l’on appelle la musique moderne. La première a lieu au théâtre des Champs-Elysées le 29 mai 1913. Le public n’est pas prêt à accueillir ces bouleversements musicaux : absence d’un fil conducteur mélodique et répétitions de courtes phrases, tempi agressifs et modernité harmonique de l’orchestration. Tout aussi brutale, la chorégraphie saccadée du ballet est rythmique à l’image de la musique, C’est le scandale. L’auditoire se lève, s’injure. La bagarre éclate et le tumulte couvre la musique.

Si ces deux pièces maîtresses sont mondialement connues, on sait moins que Stravinsky s’est inspiré toute sa vie de différentes formes de musique. Parmi ces matériaux déconstruits par le maitre, il y a la musique négro-américaine, qui ne porte pas encore le nom de jazz mais musique syncopée ou ragtime. Comme Ravel, il s’intéresse à ce nouveau style et plus particulièrement à la syncope largement utilisée dans les partitions énergiques de Scott Joplin. Il écrit en 1918 le ragtime pour onze instruments ainsi que Rag-time de l’Histoire du Soldat, l’année suivante Piano-rag music. Igor Stravinsky, contraint de rester en France en raison de la révolution russe, n’a pas été en contact direct avec la musique américaine. Il travaille ces compositions, à partir de partitions communiquées par Ernest Ansermet, qui assume la direction musicale des Ballets Russes (1915 à 1923). L’influence du jazz est évidente, mais la raideur de l’écriture, le manque d’intonations et de coloration du son propres à la musique noire, font de ces trois titres une expérimentation froide et académique. Au fil des années, le compositeur s’assagit. Sa musique devient moins violente tout en conservant sa spécificité, à savoir un enchevêtrement d’harmonies jamais résolues et un patchwork de courtes mélodies rythmiques déconcertantes.

L’EBONY CONCERTO

Bien que naturalisé français en 1934 et de confession orthodoxe, Strasvinsky s’expatrie à nouveau en 1940 pour fuir le nazisme. De nombreux compositeurs européens dont Bartok, Hindemith, Schoenberg, ont la même démarche et s’installent aux Etats Unis. Le quotidien est difficile dans ce contexte nouveau. Stravinsky vit très modestement en Californie avec ses maigres droits d’auteur et on peut comprendre certaines œuvres alimentaires comme son Scherzo à la Russe, une commande de Paul Whiteman, le chef d’une pseudo formation de jazz, en réalité un orchestre de danse.

L’Ebony Concerto a-t-il été écrit par son auteur avant de choisir le grand orchestre de Woody Herman ou est-ce le musicien qui a sollicité le compositeur ? Woody Herman met fin à cette longue polémique en précisant qu’un ami commun a fait écouter ses disques au maître afin de l’inciter à écrire pour le grand orchestre. La prompte réponse par télégramme de Stravinsky l’informant qu’il avait déjà commencé à travailler et que ce serait son cadeau de Noël est une légende. Stravinsky : « J’ai reçu un chèque et j’ai aussitôt débuté l’écriture ».

En 1945 Stravinsky travaille à la fois sur l’Ebony Concerto et sa Symphonie en trois Mouvements qui sera interprétée en janvier 1946. Le grand orchestre de Woody Herman, à l’affiche du Paramount, assure six spectacles quotidiens sept jours sur sept. Les musiciens sont épuisés mais excités par l’aventure Stravinsky. Dès la réception des partitions, seule la section des trompettes se réunit dans la salle de répétition du Paramount. La musique est difficile à déchiffrer. Le saxo Flip Phillips et le trombone Bill Harris travaillent chez eux leurs parties.

Le titre « Ébène Concerto » est choisi non pas en référence à la musique des Noirs, mais à la couleur de la clarinette du commanditaire Woody Herman. Ce dernier, qui n’est pas un grand virtuose comme Artie Shaw ou Benny Goodman, demande au vibraphoniste Red Norvo de diriger quelques répétitions afin qu’il puisse travailler certains passages difficiles. A sa demande, Stravinsky fera quelques retouches à la partie de clarinette. Petite anecdote: Stan Getz, membre du big band de Woody Herman en 1947, et donc son employé, va voir son chef pour lui dire non sans un certain culot : « Tu ne sais pas jouer de la clarinette et du sax-alto et tu ferais bien de t’abstenir » à quoi Herman répond : « C’est pour cela que je t’ai engagé. »

Stravinsky arrive à New York vers Noël 1945. Il est étonné des difficultés de lecture et encourage les musiciens lorsqu’il dirige les répétitions, qui ont lieu au dernier étage du Paramount durant le temps libre de l’orchestre entre deux spectacles.

La première a lieu au Carnegie Hall de New York le 25 mars 1946. L’orchestre est dirigé par Walter Hendl et non Stravinsky, qui a accepté une tournée en Europe. Le concert connait un grand succès, mais pour beaucoup de critiques, de musiciens et d’amateurs tant de jazz que classique, le concerto est une œuvre froide, sans émotion.

Stravinsky a le mérite d’avoir écrit pour un big band de jazz, dont la composition instrumentale n’est pas celle d’un grand orchestre classique. Il a réussi à conserver le son d’ensemble d’un big band du jazz, mais sur le plan rythmique, on est loin de la pulsation de la musique noire. Néanmoins, il ne faut pas jeter la pierre à l’Ebony Concerto, qui reste une composition intéressante même si elle n’est pas une œuvre majeure de l’auteur. L’enregistrement du concert a été publié sur le label Verve.

Les jazzmen ont toujours été passionnés de musique classique à l’inverse des musiciens classiques, qui rejettent a priori le jazz sans en connaître les fondements. Dans l’orchestre de Woody Herman, le trompettiste soliste Pete Candoli et son collègue trompettiste-arrangeur Neal Hefti étaient des admirateurs de Stravinsky. Leurs soli, antérieurs à l’Ebony Concerto, contiennent souvent des citations de l’Oiseau de feu. Cette passion pour Stravinsky est partagée par de nombreux musiciens de jazz. En faisant des recherches pour retrouver une composition de Stravinsky remise à Boyd Reaburn, composition qui semble n’avoir jamais été enregistrée, j’ai découvert un hommage de cet orchestre au compositeur :

Boyd Meets Stravinsky. Il doit son titre à l’interlude au centre du morceau écrit par Eddie Finkel, l’un des arrangeurs. Régulièrement au répertoire pendant six mois, ce morceau a été enregistré en 1946 pour Jewell/ Savoy. Six autres versions ont été publiées à partir de transcriptions radiophoniques, dont une pour AFRS Jubilee (voir précédent article).

Les préjugés sont tenaces. Contrairement à l’opinion générale, les musiciens de jazz possèdent un large bagage musical et sont particulièrement cultivés. La majorité d’entre eux ont fait leurs classes dans des écoles de musique et au conservatoire. La musique de Stravinsky et des contemporains ne leur est pas inconnue. Harry Carney, Eric Dolphy, Charles Mingus ont étudié la composition auprès de Lloyd Reese. Certains jazzmen comme Quincy Jones se sont installés à Paris pour suivre les cours de Nadia Boulanger. Le saxo-ténor Johnny Griffin jouait au hautbois le Boléro. Il y a bien entendu des autodidactes mais ces génies sont des exceptions : Duke Ellington… Charlie Parker, qui au téléphone avec Mingus, lui joue ad lib la berceuse de l’Oiseau de Feu et lui demande ce qu’il en pense.

Chaque musique possède son propre cadre immuable même si les règles internes se modifient avec le temps. Dans le classique le son doit être pur. Il faut respecter l’œuvre avec une certaine rigueur en l’interprétant dans l’esprit du compositeur, ce qui n’empêche pas au musicien d’ajouter une touche personnelle. En jazz, le matériau a peu d’importance. Libre au musicien de choisir son tempo, de modifier la mélodie ainsi que les harmonies. Il improvise son solo sur la structure d’origine qu’il peut enrichir. Chaque interprétation est différente selon son humeur. Son improvisation sur un même titre peut être extraordinaire un soir et quelconque le lendemain. Enfin sa sonorité est personnelle et non celle de l’instrument. Il en est de même pour les pianistes qui utilisent leurs propres renversements de l’accord. A l’écoute, le mélomane classique reconnaît l’œuvre, tandis que l’amateur de jazz identifie l’interprète. Les approches sont incompatibles.

Le Troisième Courant, synthèse de la musique classique avec le jazz, n’a abouti à aucun résultat probant. J’inclus dans cette recherche expérimentale la Rhapsody in Blue de Gershwin, l’Ebony Concert ainsi que le Birth Of The Cool de Miles Davis et autres tentatives des jazzmen de la West Coast. Même si la musique classique a influencé le jazz et vice versa, l’eau ne se mélange pas à l’huile. Un mélomane à l’esprit ouvert peut aimer ces deux formes de musique si différentes.

Les incendiaires Stravinsky et Bartok, par leurs formalismes et la rupture de l’ordre établi, ont profondément marqué la première moitié du XXème siècle. Ils ont ouvert la voie à de nouvelles perspectives. Mais ceci est une autre histoire.

Documents sonores JAZZ et STRAVINSKY : L’orchestre de W. Herman dirigé pour Columbia par Igor S. l’Ebony Concerto 8/46, puis dans un répertoire jazz 8 et 9/46 / Hommages :Benny Goodman

Ebony Concerto 1965 – Yuri Silantiev 1966 – Roger Kellaway 1973 – Larry Coryell 1976 – Musica Urbana 1977 – Jeff Gardner 1983 – Idiosavant (pseudo) 1984 – Wynton Marsalis : Pastorale et Serenata 1986 – Milcho Lévy 1989 – Bruce Powler 1990 – Gyorgy Szabados 1991 – Richard Nunenmaker Ebony C. 1994

Léon Terjanian

Partager cet article :

Facebook
Twitter
LinkedIn