L’un des buts de l’invasion de l’Ukraine fut le contrôle de la mer Noire, espace stratégique bordé par des puissances rivales et théâtre de luttes territoriales.
Lors de l’invasion de l’Ukraine, un croiseur russe demande aux garde-côtes de l’île aux Serpents de se rendre. L’un d’eux le gratifie d’un « va te faire foutre ! ». C’est dans la mer Noire qu’a surgi le mythe de la résistance ukrainienne.
Espace de confluence entre puissances rivales, cerné au sud par la péninsule anatolienne, à l’est par le Caucase et la Russie, au nord par l’Ukraine, et à l’ouest par la Roumanie et la Bulgarie de l’Union européenne, la mer Noire est un carrefour stratégique disputé. Confins sous domination grecque, romaine puis byzantine, lieu mythique de la Toison d’or, le Pont-Euxin fut aussi bien cul-de-sac que champ d’affrontement des empires. Bien que fermée, la mer Noire ne peut être vue indépendamment de la Méditerranée: c’est l’accès vers l’océan qui en fait une zone de tension.
Au XVIe siècle, l’empire Ottoman la domine. L’accès au « lac turc » est interdit aux navires étrangers. Au XIXe siècle, l’empire, « homme malade de l’Europe », est sur le déclin et la Russie ne cache pas ses ambitions expansionnistes. Pour accéder aux mers chaudes, le tsar Nicolas I veut profiter des tensions entre catholiques et orthodoxes sur la protection des lieux saints pour s’emparer des détroits des Dardanelles et du Bosphore. La France, l’Angleterre et l’empire Ottoman s’allient en 1853 face à la poussée russe en Crimée. Le traité de Paris de 1856 signe la défaite russe avec la démilitarisation de la mer Noire.
L’empire Ottoman reste maître des détroits par la convention de Montreux de 1936, toujours d’actualité. Elle garantit la libre circulation des navires de commerce en restreignant celle des navires et sous-marins militaires. La libre circulation de ces derniers peut être suspendue si la Turquie s’estime menacée ou si elle est partie d’un conflit – ce qu’elle fit le 28 février 2022, lors de l’invasion russe de l’Ukraine, empêchant ainsi la flotte russe d’être renforcée.
Depuis le XVIIIᵉ siècle la mer Noire est l’une des portes d’accès aux échanges commerciaux vers l’Europe. Quand les Russes perdent l’accès à la mer Noire après la guerre de Crimée (1853-1856), c’est le début de la fin de l’Empire russe. Ce symbole de cette chute, puis le début de l’ère de réforme suivant la défaite des Russes en Crimée, vit dans la tête de Poutine.
La Convention de Montreux contraint l’activité des marines étrangères à la mer Noire. Elle devient un atout de taille durant la Guerre froide : Ankara, alliée au bloc occidental et membre de l’Otan depuis 1952, restant le seul État riverain non-communiste de la mer Noire. L’annexion de la Crimée bouleverse les équilibres régionaux. L’intérêt européen pour la mer Noire émerge en 1990. En dépit de l’hostilité russe, il s’agit pour l’UE de promouvoir la démocratie libérale dans l’environnement européen et de diversifier les approvisionnements énergétiques. Mais la vision bruxelloise se heurte aux conflits latents, hérités de la dislocation de l’URSS en 1991 : en Transnistrie, région moldave sécessionniste et pro-russe, en Ossétie du Sud et en Abkhazie, régions géorgiennes séparatistes et « désireuses » de se rattacher à Moscou. La Russie ne détourna jamais les yeux de la région, soucieuse d’assurer le désenclavement du pays par l’accès à la Méditerranée. La guerre menée contre la Géorgie, en 2008, constitua une première étape dans la restauration de ses positions stratégiques en mer Noire.
L’annexion de la Crimée en 2014 fut décisive pour en contrôler ses meilleurs ports et tripler les rives de la mer Noire avec l’Abkhazie géorgienne et le rattachement de la Crimée. La maîtrise de la mer Noire fut perçue comme la condition de la réalisation du projet russe de consolider son influence au Moyen-Orient, mais aussi de conserver son emprise géopolitique sur l’espace post-soviétique tout en travaillant à la sécurité du flanc sud de la Fédération vu comme vulnérable.
La guerre en Ukraine exacerbe la place stratégique de la mer Noire. L’un des enjeux de l’ opération militaire spéciale est de la transformer en mer russe pour en contrôler la partie nord et interdire aux navires de l’Otan de s’y rendre.
L’Otan insiste sur l’importance de cette mer pour la dissuasion et la défense de l’Alliance, car s’y joue une « compétition entre une Russie agressive et notre monde démocratique ».
Bordant le sud de l’Ukraine et une partie de la Russie, la mer Noire aurait pu être contrôlée par le Kremlin au début de la guerre. Sans flotte maritime, Kiev contre-attaque. Le recours aux attaques de drones vise les positions adverses en mer avec succès. Alors que Moscou ne faiblit pas sur le front terrestre, sa marine, forte de dizaines de navires ainsi que de sept sous-marins, essuie de nombreux revers. Face aux attaques répétées de Kiev sur ses positions dans la zone, Moscou se résigna à réorganiser une partie de sa flotte plus à l’Est.
La mer Noire constitue une des seules zones en eau chaude exploitables par les navires pour des échanges commerciaux. C’est une porte d’entrée vers l’Europe, l’Afrique et l’Asie, par l’accès à l’océan Indien via le canal de Suez, en Égypte. N’avoir pas réussi à conquérir le contrôle de l’espace maritime bordant le territoire ukrainien, il s’agit désormais de ne pas perdre son influence acquise en Crimée.
Car, point névralgique de la stratégie militaire et de l’économie russes, sous les vagues de la mer Noire, des hydrocarbures transitent par les oléoducs et gazoducs sous-marins passant par la mer Noire. Ce ne sont pas seulement les hydrocarbures russes qui passent par ces canaux : il y a aussi ceux en provenance de pays d’Asie centrale, sur lesquels la Russie a une emprise en leur promettant d’exporter leurs ressources sur les marchés internationaux. Cela lui permet d’exporter aussi son pétrole sanctionné!
Qui a encore peur de la flotte russe en mer Noire ? Elle a entrepris un repli face aux attaques ukrainiennes qui illustrent une configuration inédite dans l’histoire de la guerre : comment un pays sans flotte militaire a-t-il réussi à prendre l’ascendant en mer ? Putler devait régner sur les eaux de la mer Noire avec un blocus étouffant l’Ukraine. On en est loin : la flotte russe doit se retirer en partie du port de Sébastopol avec le redéploiement de sous-marins d’attaque, de frégates et d’un patrouilleur de la Crimée vers le port de Novorossiïsk sur la côte orientale de la mer Noire.
Ces mouvements de bateaux marquent la défaite opérationnelle de la flotte russe en mer Noire. Ce redéploiement est une victoire inédite dans l’histoire moderne. Ne disposant plus de flotte navale militaire, détruite par les Russes dès février 2022, l’Ukraine a su prendre l’ascendant en mer Noire avec ses seuls drones navals et ses missiles.
La nouveauté est le port militaire de Feodossia, en Crimée. Le nombre des navires de guerre a doublé depuis la fin de l’été, car il est difficile à atteindre pour les missiles et drones navals de Kiev.
Les récents développements prouvent que la Russie a perdu le contrôle de la mer Noire. Les trois assauts de drones des derniers mois sur la base militaire de Sébastopol démontrent que la flotte n’y est pas à l’abri.
Le 11 septembre, l’Ukraine capture une plateforme pétrolière en mer Noire occupée par la Russie depuis 2015. Une victoire pour Kiev : cette installation entre Odessa et la Crimée rendant plus facile d’atteindre la flotte à Sébastopol.
Kiev annonce « avoir fini le développement d’une version améliorée de ses drones sous-marins, capables de plonger en profondeur. La plupart des navires russes ne sont pas équipés pour se défendre contre cette menace ». Les capacités ukrainiennes à endommager la flotte russe avec ces armes high-tech représentent un grave problème pour la Russie car les navires font partie des éléments les plus onéreux de son arsenal de guerre, longs à remplacer en cas de perte. Sa flotte de la mer Noire ne peut compter sur des renforts venus d’ailleurs, la Turquie refusant le passage de navires russes par le détroit du Bosphore aux termes de la convention de Montreux.
La Russie ne peut pas déserter complètement le port stratégique de Sébastopol. C’est le seul dans cette région capable d’accueillir l’ensemble de la flotte russe de la mer Noire. Il est le seul équipé de cales sèches, car il n’y a pas d’autre lieu pour les navires ayant besoin de réparations graves.
L’Ukraine n’a pas gagné la bataille de la mer Noire, mais a réussi à restreindre le champ d’action russe. Entre les navires partis se cacher à Novorossiïsk ou Feodossia, et le reste de la flotte hésitant à quitter la protection des défenses antimissile de Crimée, l’emploi de la flotte russe en mer Noire est délicat : elle peut s’en prendre aux bateaux commerciaux, mais sa capacité de nuisance est bien moins importante, prouvant ainsi la perte de crédibilité du blocus russe.
L’hypothèse d’un débarquement amphibie à Odessa n’est plus crédible. Ce contexte fait que la Russie veut construire un port militaire en Abkhazie, région séparatiste de Géorgie, car « la guerre en Ukraine a prouvé à Moscou qu’il était risqué de n’avoir qu’un seul port d’attache pour sa flotte en mer Noire ». Ce port serait utile dans le cadre de la guerre si l’Ukraine décide de reprendre la Crimée.
Contre toute attente, l’armée ukrainienne, en dépit d’une flotte quasi inexistante, interdit à la Russie de dominer les eaux de la mer Noire!
Le Moskva effectue sa patrouille au large d’Odessa le 13 avril 2022. Le navire amiral de la flotte russe est frappé par deux missiles antinavire ukrainiens. Le joyau de la marine russe coule au large de l’île des Serpents.
Aucun navire amiral russe n’avait été envoyé par le fond depuis le Knyaz Suvorov, en 1905, lors de la guerre russo-japonaise ! Voilà un pays dépourvu de marine, ne disposant que d’une poignée de petits bateaux mal équipés, qui détruit un symbole naval de la grande Russie. Putler a négligé le travail des ingénieurs ukrainiens qui, avec l’aide européenne, a permis de détruire plus de 30% de sa flotte de la mer Noire ! Les pertes s’accroissent avec les navires amphibies Yamal et Azov, le navire de reconnaissance Ivan Khours et le navire amphibie Konstantin Olchansky. Le missile antinavire Neptune ukrainien d’une portée de 300 km fait merveille à l’instar du Sea Baby sans pilote qui file sur la mer d’Azov pour livrer ses 850 kg d’explosifs à 1 000 km de distance.
Ce missile a déjà œuvré en frappant le pont de Kertch en juillet 2023. Symbolique pour la politique et précieux pour l’approvisionnement de la Crimée.
Les navires de classe Ropucha servant à mener des opérations amphibies sont décimés, d’où les difficultés à mener une opération de débarquement à Odessa !
Les rares avions de commandements A-50 sont abattus par les avions ukrainiens. Les missiles à longue portée Scalp et Storm Shadow français et anglais s’abattent sur la Crimée. Après la destruction d’un sous-marin et d’un navire de débarquement en cale sèche, le 22 septembre 2023, c’est le QG de la flotte russe qui est frappé par les forces ukrainiennes, qui revendiquent la mort de l’amiral Sokolov, le commandant en chef de la flotte de la mer Noire.
La marine russe est contrainte de déplacer ses navires en danger depuis Sébastopol, base historique depuis 1783, vers le port de Novorossisk sur la rive orientale de la mer Noire. Coup d’éclat ukrainien : l’éloignement de 700 km séparant ce port de repli des côtes ukrainiennes n’interdiront pas l’endommagement par un drone de surface ukrainien du navire de débarquement Olenegorski Gorniak le 4 août. Conscient que Novorossisk sera menacé, Putler envisage la construction d’une base navale à Otchamtchiré dans la province « séparatiste d’Abkhazie en Géorgie !
La mer Noire semble idéale pour des vacances paisibles.
Gérard Cardonne
Reporter Sans Frontières