Trois femmes déterminées face à l’assassin d’Alexeï Navalny

La mère d’Alexeï Navalny, Lioudmila Navalnaïa, devant la prison où repose son fils assassiné, c’est l’image de la babouchka, charnière entre le présent et le passé : pitoyable pour ce que le despote russe en a fait, tragique pour ce que la Russie toujours soviétique cultive comme relique.

Ioulia Navalnaïa, la veuve d’Alexeï Navalny, d’épouse d’homme politique, elle devient elle-même une femme politique.

En faisant face à des circonstances plus fortes qu’elle un miracle l’aide à vaincre le mal du monde. « Je continuerai le travail d’Alexeï Navalny… Je veux vivre dans une Russie libre, je veux construire une Russie libre. »

Le 15 décembre 2021, Daria Navalnaya, la fille aînée d’Alexeï Navalny, s’est rendue au nom de son père au Parlement européen de Strasbourg, pour recevoir le prix Sakharov que l’assemblée des eurodéputés lui a attribué. L’on retrouve son père dans les traits de son visage comme dans le choix de ses mots. D’aplomb devant une photo d’Alexeï Navalny en train de se faire arrêter par la police russe, elle a tenu un discours reconnaissant, mais surtout exhortatif devant les eurodéputés du Parlement européen.

Dans la mythologie grecque, les déesses de la vengeance, les Erinyes, s’y mettaient à trois pour châtier le coupable qui transgressait l’ordre moral : Mégère (la Haine), Alecto (l’Implacable) et Tisiphone (la Vengeance).

Car, le droit « n’est fait ni pour les héros, ni pour les saints, mais pour les hommes médiocres que nous sommes » . Et, il n’est pas fait non plus pour les monstres ! Ces êtres sinistres comme le criminel international Vladimir Poutine le sait : il en use et en abuse, assuré de la sollicitude complice de la justice internationale.

Dans l’Histoire de l’humanité, il représente l’image d’un monde sinistre, archaïque et terrifiant. En tant que tel, il incarne la violence originelle des barbares. Une résurgence d’un passé archaïque et calamiteux communiste, mais toujours présent

Par leurs actes de vengeance, ces trois Médées heurtent peut-être l’ordre de la justice et expriment la résurgence d’un monde archaïque. Elles appliquent la loi du talion, sans négociation ni pardon. Dans le cas de la barbarie russe, cela se justifie.

L’étudiante en psychologie et en sciences politiques à l’Université de Stanford Daria Navalnaya a dénoncé le “pragmatisme » de l’Union européenne. La “ volonté de discuter, de ne pas susciter la colère des dictateurs, d’ignorer les crimes tant que cela est possible, n’a rien de pragmatique, s’indigne-t-elle. Mais cela cache du cynisme, de l’hypocrisie, de la corruption.”  

Devant un parterre de députés européens dont la quasi-totalité des bancs l’ont applaudie, la fille d’Alexeï Navalny a appelé à des sanctions plus courageuses envers les gouvernements de Vladimir Poutine et de son homologue biélorusse Alexandre Loukachenko, «dont les banques européennes blanchissent les milliards issus de la corruption, dont les yachts continuent de faire sensations sur la mer Méditerranée, et dont les familles voyagent en Europe sans être inquiétées ». 

Elle s’est ensuite faite l’écho des mots transmis par son père à l’intention de l’hémicycle depuis la colonie pénitentiaire de Pokrov où il était incarcéré : « Personne ne peut oser assimiler la Russie au régime de Poutine, la Russie est une partie de l’Europe », déclenchant une vague d’applaudissements parlementaires.

« Les droits humains, la démocratie et l’intégrité forment le noyau du projet de l’Union européenne, conclut Daria Navalnaya. J’espère qu’un jour mon pays pourra en faire partie ».

Aux ordres du voyou de Saint-Pétersbourg, devenu chef de gang tchékiste donc préposé pour s’emparer du pouvoir avec l’aide de son allié l’autre tchékiste devenu prêtre de la religion orthodoxe russe : le patriarche Kirill, qui se nomme en fait Vladimir Gundyaev. Issu du KGB, il est un suppôt de Poutine et son bras armé en matière d’influence religieuse.

La responsabilité de l’Église orthodoxe russe dans la guerre russo-ukrainienne est partagée à part égale avec Poutine : quand les prêtres de l’Église orthodoxe russe bénissent les chars avant leur envoi à la guerre en Ukraine, c’est leur façon de dire: « Tu ne tueras point. »

Le prix Sakharov « pour la liberté de l’esprit » que remet le Parlement européen depuis 1988 tient son nom du dissident soviétique Andreï Sakharov qui

prononça ces mots :

« Je suis convaincu que la liberté d’opinion, tout comme les autres libertés civiques, est la base du progrès. Je défends la thèse de l’importance fondamentale des libertés civiques et politiques dans le destin de l’humanité !

Je suis convaincu que la confiance internationale, (…) le désarmement et la sécurité sont impensables sans une société ouverte, sans la liberté de l’information et d’opinion, sans la transparence (…). La paix, le progrès, les droits de l’homme, ces trois objectifs sont inextricablement liés. »

Avec cette récompense, c’est la première fois, depuis sa création en 1901, que le prix Nobel de la paix célèbre la liberté d’informer. Cela n’a rien à voir avec la conception communiste de la Pravda (la Vérité ) organe de presse officiel russe!

La longue liste des prisonniers politiques en Russie : 351 voix dissidentes peuplent les colonies pénitentiaires de Russie, selon l’ONG Memorial. Le FSB, services secrets du Kremlin, héritier du KGB soviétique, contrôle dans les faits les systèmes pénitentiaires. C’est pourtant le ministère de la Justice qui en a en théorie la charge. La militante des droits de l’homme Zoïa Svetova déclare « Le pouvoir veut une prison si terrible que les citoyens, en particulier les opposants, soient terrifiés à l’idée d’y retourner et qu’ils se soumettent ».

Dans cet univers de mort programmée, ces trois femmes se font porteuses de la mémoire historique du XXe siècle dans une société russe où les hommes sont absents, parce qu’ils ont été éliminés physiquement par la guerre, les déportations et les persécutions politiques ou parce qu’ils sont lâches et incapables d’assumer leurs responsabilités. Ce sont ces trois femmes fortes, dignes et exemplaires comme Lioudmila Navalnaïa, Ioulia Navalnaïa et Daria Navalnaya qui œuvrent à la sauvegarde de la mémoire historique pour assurer que ce qui est arrivé dans le passé ne se répète plus jamais : « Les Russes doivent prendre conscience de leur histoire, sinon elle peut se répéter. »

En ce sens, la mère, l’épouse et la fille d’Alexeï Navalny ressemblent au personnage d’Elizaveta Ivanovna dans Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmila Oulitskaïa : quand elle décède, la vie de Chourik semble ne plus avoir de sens, ni de direction : « Je me sens comme un train qu’on a accroché à la mauvaise locomotive et qui maintenant file à une vitesse épouvantable, sans savoir où il va. »

Aujourd’hui, dans cette tragédie russe, nous sommes plongés dans une réalité claustrophobique où la seule opportunité d’évasion est offerte par les rêves pour échapper à la fantasmagorie macabre de Poutine qui n’est qu’un mixte de captatio benevolentiae, d’auto-commisération et de rodomontades, de dérision et de vulgarité gratuites, de mensonge. Elle tente de nous prendre au piège pour annihiler nos âmes et faire de nous des victimes inertes en nous enveloppant des nœuds de sa logorrhée en nous empêchant de répondre, respirer, penser.

Pour justifier ses actes, Poutine se sert d’une arme redoutable qui a déjà fait ses preuves dans de nombreuses dictatures : l’Histoire, ou plutôt la déformation et l’instrumentalisation de l’Histoire.

Plus de 400 000 victimes russes dans la guerre en Ukraine est un prix trop élevé que les Russes ont payé en espérant pouvoir se débarrasser pacifiquement de la clique de Poutine.

La mort d’Alexei Navalny en prison est devenue la dernière ligne rouge marquant la fin de l’idée de « transition pacifique du pouvoir » qui pourrait être possible en Russie.

Le message de Yulia Navalnaya a donné aux gens une étincelle d’optimisme dans un moment très sombre. C’est un acte de bravoure énorme, sachant les risques pour sa propre vie qui en découlent.

Yulia Navalnaya est prête à aller dans la lutte pour le changement en Russie. Mais elle n’est plus le principal moteur de l’opposition au régime de Poutine. Elle n’est qu’un des visages de la résistance. Pas l’incarnation de la résistance. La résistance a maintenant sa propre vie dans la génération Navalny.

La vraie question qui ressort de la morale qui me taraude est celle de la lamentable position de l’ONU : comment expliquer la présence plus insultante qu’insolente de la Russie au Conseil de Sécurité ? Détourner les yeux de la vérité n’est plus possible : le régime de Poutine tue ! 

Mais ces trois femmes sont un beau rayon de lumière dans notre nuit sombre : la disparition d’Alexeï Navalny rend visible les fissures béantes d’un régime en perte de légitimité et d’un dictateur paranoïaque. Le politologue russe Vladimir Pastoukhov le voit dans la peur d’une cigarette d’opposition mal éteinte qui fasse exploser ce tas de fumier politique » !

Gérard Cardonne

Reporter Sans Frontières

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