Pendant plus d’un demi-siècle, la littérature jazzistique fut dominée par les européens. Le premier ouvrage sur le sujet est celui d’un belge, Robert Goffin, « Aux Frontières du Jazz », publié en 1932 et jusqu’en 1970, les livres de qualité ont été essentiellement écrits et publiés par des Anglais, Hollandais, Danois et Français. Hugues Panassié en fut le précurseur, une quinzaine de livres à partir de 1934. Il créa avec Charles Delaunay, le fils des peintres Sonia et Robert Delaunay, la fameuse revue Jazz Hot, premier numéro en Avril 1935. Séparé de Delaunay en raison d’un profond désaccord sur l’essence même de cette musique, Panassié publie après-guerre la Hot Revue, La Revue du Jazz et le Bulletin du Hot Club de France.
Durant ces premiers temps, les auteurs français se sont toujours intéressés aux créateurs de ce qu’ils appelaient Le Vrai Jazz, tandis que leurs collègues tant européens, qu’anglo-saxons, subissant l’influence des Américains, confondaient la musique populaire des orchestres de danse comme ceux de Guy Lombardo, Paul Whiteman, et autres Jean Goldkette avec celle des Noirs.
Peu de livres américains sont dignes d’intérêt : Mister Jelly Roll d’Alan Lomax 1950 (Ed F. Flammarion 1964) – Hear Me Talkin’ To Ya » de Nat Shapiro et Nat Hentoff 1955 (Ecoutez-moi ça ! – Corréa Buchet-Chastel 1956) – His Eyes Is On the Sparrow d’Ethel Waters (La Vie en Blues -Ed Robert Laffont 1952) – Really the Blues de Milton Mezz Mezzrow – 1946 (La Rage de Vivre Poche 1964) …
Il faut attendre les années 1970 pour qu’enfin les américains se penchent sur l’histoire de cette musique et publient des ouvrages de qualité. A partir de 1990, un flot de publications envahit les libraires. C’est hélas bien tard car beaucoup de musiciens et de témoins ne sont plus de ce monde. Ces livres d’une nouvelle génération d’écrivains, souvent des redites, n’apportent pas un nouvel éclairage sur le sujet. Il y a heureusement des exceptions.
SAXOPHONE COLOSSUS
Perdu dans la masse, le livre d’Idan Levy Saxophone Colossus vient enfin de paraître. C’est un pavé en anglais de 727 pages, 24 x 16, plus 416 pages de notes non incluses dans l’ouvrage mais disponibles par internet sur le site : dropbox.com/s/c81oc536’t196p8p/saxophoneColos_HC notesF1pdf ?dl=O (et non sur le site indiqué par l’auteur).
Cette biographie de Sonny Rollins, l’un des plus grands saxophonistes, est remarquablement bien construite autour d’une discographie chronologique. Idan Levy a interviewé le musicien, recueillit les témoignages de ses contemporains et compilé une incroyable quantité d’informations publiées dans les revues et ouvrages spécialisés. Ce livre est le résultat d’un travail passionné, qui a duré sept années.
La première partie est la plus intéressante. On y découvre les origines de Sonny Rollins, son évolution dans le monde post bop du milieu des années quarante jusqu’aux années soixante. Une importante partie de l’ouvrage décrit le contexte social de cette époque, la forte ségrégation, la dépendance aux drogues dures et les rapports avec les producteurs de disques.
L’auteur nous donne d’importants détails sur le déroulement des prestigieuses séances d’enregistrements et de l’autorité des A & R (artistes et répertoire), des producteurs qui décident de tout, jusqu’à amputer une partie de l’œuvre parce qu’elle ne leur plait pas ou tout simplement en raison de sa durée jugée trop longue. Que dirait-on de ce procédé pour une symphonie classique ?
Cette période du jazz est également intéressante car elle met en scène de nombreux grands musiciens : Clifford Brown, John Coltrane, Tadd Dameron, Miles Davis, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Max Roach et tant d’autres.
La deuxième partie commence par le ‘breakdown’ de Sonny Rollins lorsque la musique de John Coltrane, Ornette Coleman et le Free jazz, rompt avec le discours musical du post bop. Sonny Rollins se remet en question et cesse de se produire en public. Il va essayer d’intégrer cette nouvelle approche du phrasé, de l’harmonie et du son à son style personnel. Durant cette longue retraite, il va jouer sous un pont, là où il peut jouer fort sans déranger ses voisins. Il revient sur scène et enregistre The Bridge, cherche une nouvelle voie, mais se rend rapidement compte que cette nouvelle approche de la musique ne le satisfait pas. Le nouveau Sonny Rollins oriente son jeu dans un style libéré, plus rythmique, qui dégage une énergie hors du commun par la puissance de sa sonorité. Il intègre à son répertoire la musique de son enfance, le calypso, avec sa célèbre composition St. Thomas.
L’auteur du livre ne souligne pas ce qui frappait le plus le public lors des prestations de cet immense saxophoniste ténor : sa puissance et son dynamisme sur scène. Probablement le jeune Idan Levy, compte tenu de son âge, n’a pas eu la chance d’assister à l’un de ses concerts.
Ce livre d’Idan Lévy est l’un des meilleurs publiés ces dernières années. Il est recommandé à tous les amateurs de jazz, qui s’intéresse à son histoire et dépasse largement une simple biographie. Pour une fois, il contredit que l’histoire s’écrit a posteriori lorsque les acteurs ne sont plus là pour la contester.
Cole Porter