Le trottoir est étroit

Devant moi, un jeune couple. Je les vois de dos, mais je peux les décrire facilement. La vingtaine à peine, Lui en survet-baskets-casquette, démarche fière, le torse bombé, il tient par la main sa « Queen » aux longs cheveux noirs tellement lissés et brillants qu’on dirait une perruque, pantalon moulant, faux sac Vuitton. J’imagine leurs rêves :  être un jour très riche, percer dans le Rap, ou devenir influenceurs à Dubaï…

Devant eux, sur le trottoir, un autre couple. Eux aussi je les vois de dos mais là encore je peux les décrire : Au moins 160 ans à eux deux, Lui maigre, un peu voûté, béret sur la tête et Elle, toute frêle, les cheveux gris à reflets bleutés, qui s’agrippe d’une main à son mari et de l’autre, tient un caniche tout mité en laisse. Eux aussi, j’imagine leurs rêves : Avoir à nouveau 30 ans, plus d’arthrose, plus de cataracte, une maison avec un petit jardin à la campagne…

Soudain conscient de la lenteur de leurs pas, le couple âgé se retourne, le vieux monsieur s’adresse aux deux jeunes et s’efface pour leur céder le passage : 

— Allez-y, passez devant…. On marche lentement nous… allez-y… 

Les deux autres ne se font pas prier pour les doubler. La fille murmure un « merci beaucoup » tout timide et puis, une fois devant, le garçon se retourne à son tour et leur lance avec un clin d’œil complice :

— Vous savez… vous aussi, vous êtes jeunes quand même hein…

Les vieux se marrent. La fille sourit. Le petit chien tire sur sa laisse. 

Le temps de se croiser et d’échanger quelques mots sur le trottoir, les deux couples ont dû s’éloigner l’un de l’autre. Mais ensuite, bien vite, leurs mains se sont retrouvées et se sont nouées à nouveau, impatientes et fiévreuses pour les jeunes amoureux, plus tendres et sereines pour les vieux époux. 

C’est bientôt la « Saint Valentin », avec ses publicités et ses opérations spéciales, ses roses à l’unité, achetées à la hâte à la sortie des bureaux, ses défilés de boîtes de chocolats et de pâtisseries industrielles en forme de cœur rouge, ses – 15 % sur les bouteilles de champagnes, – 20 % sur les coffrets de parfums, ses bijoux en plaqué or, ses menus de restaurant deux fois plus chers que d’habitude et ses promotions sur la lingerie un ensemble en dentelle acheté, un string offert.  

De tout ça, il ne restera pas grand-chose. Des fleurs vite fanées, des rayons dévalisés, quelques invendus soldés. 

Seuls demeurent ces gens de tous les jours qui, tous les jours, marchent en se tenant la main.

Nathalie Bianco

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