Ces quelques lignes retracent l’histoire peu connue d’un orchestre de jazz berlinois utilisé comme support à la propagande allemande durant la seconde guerre mondiale. Ce pan de l’histoire ne fait pas l’éloge de l’idéologie nazie que, bien entendu, ni moi ni le Torchis ne partageons.
Dans les années 30 le grand public ne fait guère de différence entre le jazz et la variété. On danse sur ces airs à la mode que le music-hall a intégrés dans son répertoire. En Allemagne, comme dans toute l’Europe, cette musique est populaire. Le vrai jazz, celui du swing et de l’improvisation, ne se joue que dans d’obscures caves ou petits bars pour un auditoire averti. Malgré l’interdiction du jazz par les autorités en 1935, considéré comme une musique de dégénérés nègres et juifs, des musiciens allemands, comme l’orchestre de Lutz Templin ou celui de Kurt Abraham se produisent plus ou moins discrètement à Berlin en renommant en allemand les titres des chansons.
Norman Baillie-Stewart est un londonien condamné à cinq années de prison en raison de sa sympathie pour le régime nazi de l’Allemagne et ses activités militantes. Après avoir purgé sa peine à la Tour de Londres, il part pour l’Autriche en 1937 et rejoint Berlin vers 1939. Joseph Goebbels, ministre de la propagande le nomme producteur à Radio Berlin. Son poste à la Rundfunkhaus est important et il bénéficie de crédits illimités. N.B. Stewart a l’idée d’utiliser un orchestre de jazz pour ‘accrocher‘ l’auditeur anglais, en particulier les pilotes, et faciliter la diffusion des messages anti-britanniques, antisémites, et par la suite anti-russes et anti-américains. Il engage également Karl Schwedler, un chanteur de charme, qu’il charge de se rendre régulièrement en Suisse, pays neutre, pour acquérir les dernières chansons à la mode. La musique est alors copiée et une équipe de paroliers écrit un nouveau texte en anglais. Plus de 250 morceaux sont alors enregistrés mais non commercialisés. Ces disques, tirés à une centaine de copies, seront diffusés vers l’Angleterre et dans les camps de concentration. Par ailleurs, il est interdit aux Allemands, qui vivent dans l’axe de diffusion Berlin-Londres, d’écouter ces émissions sous peine de sévères réprimandes. La condamnation ira jusqu’à l’exécution.
Cet orchestre de la radio, le Charlie & his orchestra (Charlie pour Karl) dirigé par Lutz Templin, met en vedette Karl Schwedler, qui chante en anglais dans tous les titres.
Voici quelques exemples :
La bête noire est Winston Churchill à qui Il fait tenir les propos suivants :
« You’re driving me crazy” … »Les Juifs sont à mes côtés pour me réconforter, mais ils sont du genre à m’abandonner…Les Juifs ne sont pas des héros, qui combattront pour moi…
“ The Man With the Big Cigar ” …Churchill un alcoolique, qui n’a pas l’étoffe d’un héros…-
” St Louis Blues » …Je déteste voir le soleil se coucher parce que la ville va être bombardée par les Allemands… (On dit que Churchill écoutait régulièrement ces émissions et que cela l’amusait beaucoup). – Les sujets sont nombreux :
« Submarines » … Pourquoi les affaires diminuent ? Qu’est-ce qui effraie les Juifs ? les sous-marins… –
“ Slumming on Park Avenue” …la destruction de la flotte française par les Anglais…
« Thanks For the Memory » …le traité de Versailles, et par la suite « FDR Jones » …Franklin Delano Roosevelt Jones est à la juiverie internationale et aux bolchéviks…
« Hold Tide » …Feu rouge, feu rouge, un peu de communisme, meurtres et orgies…
Presque toutes ces chansons contiennent des propos antisémites. Arrêtons là les extraits de ces textes venimeux.
Le Charlie Orchestra, au départ un petit groupe d’allemands, va devenir un big band d’excellente qualité. L’identification de ses membres est difficile car les archives ainsi qu’une grande quantité de disques ont été détruits. La guerre finie, peu de musiciens se vanteront d’en avoir fait partie. Fritz Brocksieper, Detlev Lais, Primo Angeli sont tous munichois. Les vocaux sont assurés par Karl Swendler, William Joyce et même N.B. Stewart. A partir de 1941 de nombreux jazzmen allemands sont envoyés au front. Ils sont remplacés par des musiciens des pays annexés, parmi eux : les belges Josse Breyere, Jean Robert, l’italien Nino Impallomeni, le hollandais Rimis Van Den Brock. Un musicien, le clarinettiste juif Kurt Abraham, dans l’orchestre depuis sa création, réussit à s’enfuir.
Le Charlie & his orchestra comprend des Juifs au second degré selon les critères nazis comme Lutz Wallenburg ou Fritz Brocksieper, mais les SS ferment les yeux car ils sont irremplaçables dans l’orchestre. Wolf Mittler organise malgré les bombardements au fameux dancing le Delphi une jam-session, qui est transmise en direct sur les ondes. Bien que protégé par le service de propagande, il est menacé d’emprisonnement pour sa rébellion passive et s’enfuit en Italie.
Berlin est néanmoins la seule ville allemande à bénéficier d’une relative liberté. Le regretté Robert Noss, un malgré-nous strasbourgeois, m’a raconté il y a quelques années qu’à son grand étonnement les bars de Berlin en 1943 avaient tous des orchestres de jazz et les derniers disques américains. Il avait même vu quelques exemplaires des V-Discs (disques de la Victoire produits par et pour l’armée américaine), dont des Count Basie. Le public allemand, y compris les soldats blessés, adoraient le jazz.
A partir de l’été 1943 les bombardements intensifs sur Berlin sont de plus en plus nombreux. Il pleut des bombes jour et nuit, jusqu’à 900 tonnes en une seule nuit. Tout direct est impossible. Les musiciens, tous des civils, sont envoyés à Stuttgart où le Charlie orchestra reprend ses activités jusqu’en mars 1945 mais ne fera plus de disques. Néanmoins quelques orchestres de la capitale, comme celui de Wilhelm Greiss, participeront occasionnellement à des programmes radio, jusqu’en 1944.
A la fin de la guerre, l’orchestre est dissous. Certains musiciens rentrent chez eux, d’autres sont aussitôt engagés par les Américains pour distraire les troupes. Seul le nazi William Joyce, le présentateur des émissions de l’orchestre, sera condamné à mort. Quelques rares musiciens de l’orchestre se sont exprimés, en particulier le trompettiste Charlie Tabor et le batteur Fritz Brocksieper : « On ne faisait pas de politique, on est musiciens. Il n’y avait pas de travail pendant la guerre. On jouait la musique que nous aimons et nous étions bien payés ; ce qui nous permettait de subvenir aux besoins de nos familles. Pour nous, le plus important était d’échapper au service obligatoire et à une affectation au front. La protection de Lutz Templin fut essentielle. Grâce à notre emploi nous sommes restés vivants. Tout le monde n’a pas eu cette chance. »
L’orchestre de Charlie fut le meilleur big band européen de cette époque. Une dizaine de titres sans vocaux de propagande furent enregistrés, mais non distribués car censurés. Ses musiciens firent une brillante carrière dans les années 50 et 60 et de nombreux jazzmen américains comme Gene Krupa, Count Basie ou Lionel Hampton vinrent les complimenter.
Cet incroyable épisode de la guerre nous est connu grâce aux recherches de Rainer Erich Lotz, un historien allemand né en 1937, qui a publié en 1997 The Inside Story of Nazi Radio Broadcastings, Yale University Press. Autres documents : Propaganda Swing, un film documentaire de Florian Steinbiss et David Eisermann, RTBF 1989, diffusé sur Arte en 1992 et les 2CD anglais Charlie and his orchestra Harlequin HQ CD 03 (1990) et HQ 9 (1991).
Cole Porter
La propagande en temps de guerre est une arme efficace. La radio, seul média à l’époque, fut largement utilisée par les Allemands durant toute la durée de la seconde guerre mondiale.