Il est parfois sage de ne pas réagir à chaud, notamment lorsqu’on prévoit de parler d’un non-événement, ou presque.
Bruxelles avait tout fait pour que la nomination de l’économiste américaine Fiona Scott Morton à la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne passe inaperçue. Cela pourrait être vu comme un non événement puisque l’américaine en question est partie avant d’arriver, mais il a tout de même fallu une forte pression médiatique et politique pour qu’elle reparte comme elle était presque venue.
De but en blanc, on serait tenté de dire « tant mieux », tout en s’étonnant que le petit monde cotonneux des fonctionnaires bruxellois et des politiques mous du genou ait enfin osé bouger un cil. On avait pris l’habitude de les voir se soumettre sans barguigner aux diktats de la grosse Commission Européenne.
Rappelons que la mission dont cette dame était censée être chargée est de la plus haute importance stratégique puisqu’elle détermine la politique menée en matière de concurrence au sein de l’Union européenne. Elle s’assure plus particulièrement du respect des conditions d’une concurrence libre et non faussée entre les entreprises.
Cette notion essentielle dans une économie de marché n’est pourtant pas la préoccupation première des géants du numérique, les fameux GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) s’en affranchissent allègrement en abusant régulièrement de leur position dominante, grâce aux bons conseils de … la sus-nommée Fiona Scott Morton!
Certainement inspirées par cet autre européen convaincu, Goebbels, qui disait que « plus c’est gros, plus ça passe », nos élites européennes, Von der Leyen en tête, se sont dit que comme c’était bien gros, ça passerait les doigts dans le nez, que les fonctionnaires européens, obsédés par leur complaisance envers leurs patrons n’y verraient rien, pas davantage que les politiques flemmards habitués à se soumettre aux caprices allemands.
Se réjouir de l’abandon de madame Morton permet momentanément de bomber le torse, voire de se sentir rassuré, en croyant que l’Amérique était enfin empêchée de mettre son nez dans nos affaires. Il y a de fortes chances que ce ne soit que pour un temps…
Même en mettant de côté le pedigree de Von der Leyen dont les convictions européennes sont inversement proportionnelles à sa vénalité, il convient de s’interroger sur ce choix pour le moins mystérieux.
Peut-on sérieusement croire qu’aucun européen ou européenne n’eût été capable d’assurer cette mission? Si la réponse est « oui », alors l’heure est grave. Si la réponse est « non », alors c’est que certains voient un intérêt à nommer un extra-européen, mais quel intérêt, à part fragiliser un peu plus les centres névralgiques de nos institutions communes?
Il est peu probable que le choix de Margrethe Vestager (Commissaire européenne à la Concurrence) et de Von der Leyen ait été dicté par la seule défense des intérêts européens pour la bonne et simple raison que madame Scott Morton s’occupait encore récemment et avec application, des intérêts de Google et d’Apple.
Elle non plus n’est pas embarrassée par les questions de déontologie. D’ailleurs, aux USA, la dame est réputée pour « oublier » de signaler les risques de conflits d’intérêts liés à ses activités de conseil. Grande spécialiste du droit du numérique et des moyens de contrer les Etats qui cherchent à s’en protéger, elle serait, d’après celles qui voulaient la nommer, « la meilleure » pour protéger ces mêmes Etats contre ceux qu’elle a conseillés.
Pour gérer la bergerie, on y nomme le loup, sous prétexte qu’il connaît les brebis.
Les pantouflards géants, comme seule l’Europe sait en produire, bénéficient de la mansuétude infinie – à moins qu’il ne s’agisse d’une terrible flemme – des peuples européens qui ne s’émeuvent pas plus que cela du fait que les dirigeants qui exercent les plus hautes responsabilités s’empressent, dès la fin de leur mandat, de rejoindre les plus grosses structures privées et vice versa, n’est-ce pas messieurs Barroso, Monti, Draghi, Schröder et consorts?
Quelle personne sensée et qui s’intéresse un peu à la marche du monde, peut croire un seul instant à leur vocation désintéressée? Qui peut croire à leur neutralité, lorsqu’ils rejoignent les institutions publiques après avoir exercé les plus hautes fonctions au sein d’établissements bancaires et d’entreprises industrielles parmi les plus puissants et influents de la planète?
Qui peut croire à leur indépendance lorsqu’ils siègent, à l’impartialité de leurs décisions?
Osons espérer que cette affaire ait éveillé la vigilance des européens, on peut rêver, qui finiront peut-être par prendre conscience que pour une partie de ses responsables, l’Europe n’a le droit d’exister qu’à la condition d’être à la remorque de l’Amérique.
O.T.