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Yelena

Chapitre XXXV

Arvanitakis

Monsieur Arvanitakis était le courtier immobilier grec. Il vivait dans le centre ville de Casablanca rue Blaise Pascal en haut du Café La Chope. C’était une rue où les boutiques de luxe jouxtaient une épicerie crade, ou un cordonnier à l’échoppe vieille et puante.
Les commerçants étaient les oreilles des bourgeois du samedi. Ils étaient les témoins ou les confidents de tous les cancans et de la vie privée de ceux qui s’épanchaient en achetant, ou en essayant une paire de chaussures, un vêtement ou un chapeau, lorsqu’ils en trouvaient. En cette fin de guerre, il était plus facile de se procurer toutes sortes de marchandises pour des sommes quasi symboliques dans les stocks des bases américaines, certains commerçants récupéraient de la marchandise pour achalander leurs boutiques et donnaient ainsi de la dynamique et un semblant d’essor économique à la ville qui semblait sortir de la brumaille de la guerre.

Arvanitakis était l’un des piliers de la rue “Blaise” comme on l’appelait alors.  Aucun détail ne lui échappait. Il savait bakchicher pour obtenir toutes sortes de renseignements, il fréquentait tous les réseaux, tous les cercles de commérages, il interrogeait les petits cireurs qui connaissaient tous les casablancais qui se faisaient cirer les chaussures en lisant le journal. Il glanait des informations auprès des bonnes qu’il interrogeait sur les marchés ou à la sortie du “Ferhan”.* Il abordait les concierges, les marchands d’eau, les conducteurs de calèche.  

Il savait tout sur la vie privée des casablancais, les fiançailles, les mariages, les amants les maîtresses, les lieux de rencontre, les dates, les heures, mais il traquait surtout des renseignement sur le marché immobilier, sur la valeur des biens, les prix d’achat et de vente, les biens à louer à vendre ou à acheter. Arvanitakis était la fouine, le bureau de renseignements de Casablanca. 

ArvanitaKis n’avait pas de prénom. Tout le monde l’appelait par son nom patronymique. Il commençait à boire dès le matin, il puait l’alcool. Il sifflait un verre de whisky comme l’on buvait un verre d’eau. Il était grand, baraqué, assez fort, rougeau et bouffi et portrait un chapeau blanc toujours froissé;  mais on l’aimait bien Arvanitakis. Il faisait du bon boulot.

Il se pointait toujours à l’improviste quel que soit le moment. Il savait toujours où vous rencontrer. Il connaissait tous les lieux où vous pouviez être dans la journée, il tentait un lieu ou un autre en marchant par tous les temps jusqu’à qu’il vous trouve. 

« Ahoua Arvanitakis”…*  annonçaient les bonnes négligemment lorsqu’il arrivait, elles le laissait entrer et retournaient à leur besogne, sans même le regarder ou l’accompagner. Dès qu’ils le pouvaient Fanny, Alice, la petite Zineb et Abdel se précipitaient pour écouter les ragots d’Arvanitakis. Parfois Symyne leur permettait de rester, parfois ils étaient interdits de séjour, lorsqu’elle jugeait qu’Arvanitakis était trop imbibé d’alcool. 

Ce vendredi, il savait qu’il trouverait Berthold et la famille réunis pour l’entrée du chabbat. Il voulait leur parler avant dimanche pour leur faire part de la réponse des colons. 

-« Arvanitakis ! viens ! viens t’asseoir, viens boire un coup, tu as vu ce beau temps doux ?  » Aussitôt la bouteille de JB  était sur la table. Tous savaient qu’Arvanitakis en ferait son affaire tout en gardant la tête bien claire. 

-« Alors? Arvanitakis ? lui demanda Mazal, tu apportes des bonnes nouvelles ? sinon tu ne serais pas ici juste avant chabat, n’est ce pas ?  » et, en aparté, elle ajoutait : « idiot va ! »

Berthold l’interrogea du regard. Arvanitakis acquiesça d’un geste de la tête. L’affaire était dans le sac. Berthold ne cacha pas son enthousiasme. Il demanda au personnel d’apporter une grande khemia pour fêter la nouvelle, sous les yeux furieux de Mazal, Symyne et Rose qui voulaient profiter de cette douce fin d’après-midi de septembre, avant de recevoir la famille.

Arvanitakis parlait peu. Il disait toujours les mots justes :  

-« Ils arrivent dimanche, ils se sont parlés et sont tous d’accord, quand est ce que tu peux préparer l’argent, je convoquerai le notaire » souffla-t-il à Berthold. A cette époque, il suffisait de passer chez le notaire avec des billets de banque pour conclure une affaire. Le contrat de vente faisant foi de propriété. Berthold lui dit que tout était déjà prêt. Ses économies, l’argent de Joseph, le cadeau de Mazal pour sa nièce. 

Moïse, le père de Rose ne participait à rien. ll était égal à lui-même, toujours dans son coin et dans son monde. Il ne regardait pas la terre tourner Il vivait dans la terreur depuis le début de la guerre. Il n’existait que par son érudition et par la beauté de son regard turquoise.

Mazal qui prêtait l’oreille dit nonchalamment à Arvanitakis, 

-«  Quand est-ce que tu veux signer ?  we are ready for a long time. How much pour toi ?”. 

Elle n’avait pas parlé du montant de la commission avec Arvanitakis. Elle attendait le bon moment pour en discuter avec lui. Il lui annonça une somme qui provoqua le rire sarcastique de Mazal. Elle qui lui rétorqua :

– » Did you fall on your head ? Mzien !. » Elle lui proposa une somme, en lui disant : 

– » Tu prends ou tu t’en vas. C’est comme tu veux Arvanitakis.« 

Arvanitakis connaissait Mazal depuis toujours, il savait qu’elle avait fait ses calculs, il savait aussi que sa proposition n’était pas très généreuse, mais qu’elle n’était pas malhonnête, il lui répondit : « Mazal Tov ! » 

Tous les verres étaient pleins et tout le monde cria Mazal Tov ! les bonnes firent les youyous d’usage et Mazal s’adressant à Arvanitakis, lui dit :

–  » Allez, prend la bouteille et laisse nous faire le chabat tranquillement. On signe dimanche, convoque le notaire et les colons ici  dans nos bureaux ». 

Berthold voulait qu’Arvanitakis se joigne à eux, mais dès le premier mot Mazal et Symyne le fusillèrent du regard. Lorsqu’Arvanitakis quitta le domaine, il titubait. 

“Tu ne vois pas qu’il est complètement saoul. Il faut qu’il rentre chez sa femme. » dit Mazal à Berthold avec un timbre de colère dans la voix.

A cet instant Berthold décida qu’il accepterait son nouveau poste à la Sucrière pour une année supplémentaire ou peut-être plus, ce qui lui permettrait de mettre au point une stratégie commerciale infaillible. Il avait prévu le mariage pour janvier 1943, il en ferait part à Rose et à la famille après la signature chez le notaire se jurant que personne ne le ferait changer d’avis.

Slil 

*Ferhan : four public –Ahoua : Voilà

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