Chapitre III

Préparation de la demande en mariage

Au cours de cette semaine, Esther trouva un prétexte pour convaincre Rose de descendre chez elle. À plusieurs reprises, elle monta au troisième étage pour l’inviter à prendre le thé, arguant qu’elle souhaitait apprendre le célèbre point de broderie dont Rose détenait le secret. Rose, méfiante, refusa soupçonnant un piège orchestré par Esther et Berthold. Mais après plusieurs tentatives d’Esther, sa mère la pressa d’accepter en l’obligeant de faire preuve de courtoisie envers leurs voisins. Deux semaines après l’épisode de la fenêtre, Rose finit par céder et se rendit chez Esther. Comme elle s’y attendait, Berthold était présent.

Le séducteur semblait troublé : il la fixait sans détourner le regard. Les deux femmes s’installèrent pour travailler leurs dentelles tout en discutant, tandis que Berthold se rapprochait peu à peu, feignant de s’intéresser au point de broderie. Une fois l’initiation au « point miracle » terminée, Rose prit congé avec un sourire timide, enchaînant les formules de politesse interminables. Soudain, sous le regard désapprobateur d’Esther, Berthold l’invita à se joindre à eux.

À la grande surprise d’Esther, Rose accepta ! Berthold était charmé par cette jeune fille belle, vive, intelligente et cultivée. Lui qui n’avait connu que des aventures éphémères avec des sottes qui n’avaient même eu pas leur certificat d’études, voyait en Rose une femme complète. Esther et Marc se joignirent à la conversation, et le point de broderie fut vite oublié.

De retour chez elle, Rose raconta tout à sa mère. Symine exigea de rencontrer ce jeune homme pour s’assurer de ses intentions. Il n’était pas question que sa fille, une « masterpièce », disait-elle, ne perde son temps avec n’importe qui !

Fort de cette information, Berthold saisit l’occasion et sollicita Esther pour organiser une rencontre officielle avec la famille de Rose. Il voulait demander sa main, exposer ses bonnes intentions et prouver sa sincérité, en énumérant tous les arguments pour convaincre Esther de jouer à la marieuse.

Amusée, Esther observait ce séducteur épris d’une gamine de seize ans qu’il avait à peine entrevue. Mais elle le connaissait bien, et croyait aux sentiments de Berthold qui n’avait jamais manifesté auparavant une telle émotion. Esther tentait de tempérer l’impatience de Berthold tout en rassurant Symine qui jugeait farfelue la bousculade amoureuse de sa fille et de ce jeune homme. « On ne tombe pas amoureux au premier regard ! », répétait-elle en haussant les épaules. Pourtant, elle finit par se laisser emporter par cet l’élan romantique. Ses rêves de jeunesse resurgirent : les valses viennoises lors d’une cérémonie grandiose, un voyage de noces, un prince charmant débordant d’amour, la portant dans ses bras jusqu’à la chambre nuptiale. Tout ce qu’elle n’avait jamais eu, elle voulait le faire vivre à Rose, dont les aspirations, plus terre-à-terre, plus réalistes et plus pragmatiques, étaient loin de ce qu’elle appelait « Les fantaisies » de sa mère.

Symine, si douce, si modeste si discrète, qui s’était contentée de suivre son chemin de vie comme une fatalité, savait parfois se transformer en tigresse pour défier le patriarcat oppressant de son époque. Elle prit les choses en main et annonça à Esther et Marc qu’un « Afternoon Tea » aurait bientôt lieu pour recevoir « la demande » du jeune homme.

Déjà, elle orchestrait une mise en scène spectaculaire pour ce qui n’était qu’un simple Tea Time. Elle ordonna aux bonnes de polir l’argenterie sur-le-champ, chargea le boy de faire les courses et se désigna comme la maîtresse de cérémonie de cet événement qui scellerait sans doute le destin de sa fille.

Le buffet devait rivaliser avec celui d’un roi, à la hauteur des traditions Mogadoriennes où l’abondance était de mise. Même le célèbre Tea Room de Harrods à Londres n’aurait pu soutenir la concurrence de Symine. Pour l’occasion, elle choisit un thème vert et rose layette, sortit la nappe de soie brodée de roses, les serviettes assorties, et prépara sa précieuse vaisselle anglaise : la porcelaine Josiah Wedgwood, Derby Chelsea et le cristal Royal Brierley. Le buffet serait disposé dans le boudoir art-déco jouxtant le grand salon, où les invités pourraient s’installer autour de guéridons, sur des fauteuils en merisier massif recouverts de velours vert émeraude. Le fils de ce riche marchand d’épices de Mogador devait comprendre qu’ici, chez Symine, même sans fortune, l’on maîtrisait l’art des bonnes manières et l’élégance de recevoir. Il faut souligner qu’à Mogador, chaque femme se prenait pour Anna, la 7e duchesse de Bedford, prétendue inventrice de ces brunchs d’après-midi sophistiqués.

Slil

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