Yelena

Chapitre XXXII

Partage et générosité

Il y avait sans doute dans l’adrénaline de ces familles un neurotransmetteur du partage et de la générosité. 

Dès le lever du soleil, toute la famille casablancaise avait envahi le domaine de Mazal. Les nouveaux venus furent réveillés par le son des voix, les rires, les plaisanteries et par l’odeur particulière de l’huile d’argan et des m’smen matinaux. 

Un jour comme celui-là, l’on faisait fi du travail, de l’école et des obligations quotidiennes. C’était un jour particulier où l’on accueillait l’horossa, la future mariée qui était le symbole d’une célébration sacrée, enracinée dans des millénaires d’histoire et de tradition. Le mariage juif ne se limite pas à l’union amoureuse entre deux personnes. C’est un acte solennel majeur dans la vie d’une communauté. Il est soumis à un protocole de rituels symboliques, depuis le voile de la mariée, jusqu’à l’échange des anneaux. Chaque symbole est relié à l’engagement et la sacralité de ce pacte d’alliance.  

Ces derniers mois, la famille s’était mobilisée pour trouver un logement pour Simyne, et des locaux pour Berthold. L’oncle Isaac, un des hommes d’affaires de la famille, frère de Moïse, avait déjà retenu quelques biens pour une visite rapide par les intéressés. Une réunion de famille était prévue après le café. 

La douceur de l’automne sous la tonnelle de la terrasse du jardin face à la mer, faisait rêver les jeunes filles et les jeunes gens impatients de se jeter dans le vert émeraude de l’océan. Abdel s’était éclipsé en tapinois, il savourait déjà la douceur de l’eau. On pouvait le voir depuis la terrasse même s’il tentait de se faire le plus invisible possible. « Stupid idiot ! » s’exclama Mazal agitant sa main menaçante en direction d’Abdel.  « ça commence bien ! J’avais prévu de t’apprendre à examiner un cheval ! On verra ça tout à l’heure ! ». 

Elle affichait une mine agacée. Tout  traînait, elle avait l’habitude de prendre des décisions rapides et d’éviter les fioritures que les mogadoriens affectionnaient. Moshé la suivait pas à pas. Il voulait tout voir, tout apprendre, il l’avait élue comme l’exemple de sa future  réussite. 

Dans une des chambres, les filles essayaient bruyamment les robes que Mazal leur avait achetées chez les sœurs Crozier.  Brillante, la sœur de Mazal et de Simyne,  était aussi venue faire sa visite de bienvenue avec sa marmaille, les huit cousines et cousins les plus proches de Rose et de sa famille. Pour ne pas obliger Mazal, les femmes avaient fait main basse sur leurs bocaux de verre géants qui abritaient les boscotos*, les légumes au vinaigre et autres substances destinées à accueillir ceux qui venaient « à l’improviste, «  c’est-à-dire ceux qui ne venaient jamais car lesdits “à l’improviste” ne frappaient à la porte que pour un renseignement ou un service immédiat. Les autres ne s’imposaient pas sans invitation. La bienséance ancestrale restait encore une valeur sûre qui marquait les bonnes mœurs d’un individu.

Le brunch qui se tenait sur la table ou sur la pelouse, ressemblait au tableau de Renoir, « déjeuner des canotiers « . Dans cette ambiance colorée et animée, Mazal eut du mal à faire taire la meute et à organiser la réunion qui devait avoir lieu avec Berthold, Rose, Simyne et l’oncle Isaac dans les bureaux des écuries. Berthold était convenu qu’il resterait à la Sucrière jusqu’au début de l’après midi pour mieux profiter de sa journée avec Rose. Il arriva à l’heure précise pour le café, assailli par une salve de youyous, les bras encombrés de paquets et de fleurs d’arums blancs destinés à Rose. Moshé l’aida à se libérer du poids de ses servitudes protocolaires dédiées depuis des mois à la journée de bienvenue de Rose et de sa famille. 

Dans ce tourbillon  familial auquel il ne s’attendait pas, il cherchait Rose des yeux. “Encore une fête” pensait il, “ils ne s’arrêtent jamais !”.  Rose était là, droite, timide, rougissante dans sa nouvelle robe en mousseline lavande.  Il la serra  dans ses bras naturellement avec la subtilité qui caractérisait ce tout jeune homme. Il lui glissa quelques mots d’amour à l’oreille, puis lui demanda de rester assise près de lui pour lui tenir la main.  “Tu dois  écouter  apprendre et comprendre les ficelles des affaires”. Elle n’avait pas besoin d’apprendre, elle possédait la fibre du commerce. Déjà, elle ne lâchait rien et ne concédait rien. Elle avait compris qu’à ce jeu il fallait un gagnant et qu’elle serait ce gagnant.

Lors de la réunion, il fut question de l’achat d’un appartement ou d’une maison pour Simyne, et de l’achat de deux locaux commerciaux dans le quartier des grossistes, Avenue Drude.

Après avoir évalué les avantages et les inconvénients des différents biens, ils firent leur choix et les visites furent prévues à 15 heures.

Parmi les appartements, Simyne décida de n’en visiter qu’un seul. Celui qui se situait sur le boulevard de la Gare. Le loyer était ridicule et le prix de vente dérisoire. Mais il fallait compter avec Rose qui faisait des propositions d’Harpagon et des comptes d’apothicaire sous le regard grave de Mazal qui lui souffla :  “Shut up !” L’appartement avait séduit les visiteurs. Simyne pria l’oncle Isaac de s’occuper de la paperasse et de tout gérer avec son frère. Elle voulait procéder rapidement à quelques travaux de rafraîchissement et occuper l’appartement au plus vite.  Même si le Maroc n’avait pas été aussi touché que l’Europe par la guerre, il n’en restait pas moins que les restrictions alimentaires l’envolée des prix, l’usage des tickets de rationnement,  le marché noir, demeuraient très présents dans le quotidien des ménages. Personne ne semblait se soucier de ces  réalités, mais  chacun d’entre eux connaissait les enjeux. Ils avaient conscience de la rareté de l’argent, ils savaient que de telles acquisitions ne seraient pas faciles. Avant cette réunion du choix des biens, les décisions et les consentements financiers avaient déjà été conclus. Ils avaient passé des mois à se concerter, à s’organiser, à s’arranger pour que rien ne vienne entraver les affaires qu’ils avaient décidé d’acquérir. Leur solidarité était inébranlable. Quoiqu’il en coûte, ils s’aideraient les uns et les autres pour assurer l’avenir commun et celui de tous les enfants. Les  broches, les sautoirs les bagues, les ceintures d’or, et l’argent économisé au fil des années, servaient à tout cela. Les plus aisés combleraient les manques. Mazal avait tout calculé, durant des mois jusqu’à un accord familial scellé par une poignée de main et un Mazal sur lequel l’on ne pouvait plus revenir. « Ma parole vaut de l’or ». disait toujours Mazal. 

L’avenue de la Gare à Casablanca était une artère importante de la ville. Elle a connu diverses phases de développement au fil des décennies. Au début du 20ème siècle, les immeubles résidentiels à Casablanca  étaient construits dans des styles architecturaux, Art déco, néo mauresque, ou dans un style colonial français. En raison de son emplacement central, l’avenue de la Gare abritait aussi quelques immeubles commerciaux qui comprenaient des bureaux, des magasins et des fonds destinés à la restauration. 

Certes, Symine avait eu un coup de cœur pour l’appartement, mais elle voulait aussi simplifier la tâche de tous ceux qui avaient œuvré pour en arriver à ces options économiquement attrayants pour la famille.

L’appartement était de style Bauhaus. Fonctionnel, il avait des lignes épurées et des formes géométriques simples. Des grandes fenêtres permettaient à la lumière naturelle d’inonder l’intérieur et créaient une atmosphère gaie et harmonieuse. Un grand balcon offrait un espace extérieur important. Il  permettait de profiter du climat Casablancais.

À l’intérieur, l’appartement présentait des espaces ouverts peu encombrés, 3 chambres à coucher, une immense salle de bain et des couleurs dominantes neutres, blanches, grises ou vertes. Simyne avait immédiatement pensé à ses fauteuils Wassily que Marcel Breuer avait édités en 1925 et à sa table en acier chromé que Moïse avait acheté d’occasion, pour une bouchée de pain, chez un imbécile “de vieux habits”*. Une partie de son mobilier conviendrait parfaitement dans cet environnement. Elle le ferait savoir à Moïse. 

Elle laissa la visite des locaux commerciaux aux soins de Mazal et d’Isaac et s’engouffra dans une calèche pour rentrer. “Un souci en moins” pensa-t-elle. Il fallait maintenant passer à une autre vie, ouvrir d’autres portes, regarder vers d’autres horizons.  Elle était plus apaisée, ses craintes sur la décision rapide du mariage de Rose n’étaient pas fondées car elle avait compris que ces jeunes gens étaient faits l’un pour l’autre, qu’ils étaient une lumière dans l’obscurité, et qu’à travers les ténèbres de la guerre, leur amour et leurs convictions seraient le pilier qui leur donnerait la force de continuer à avancer, convaincus que même dans les moments les plus sombres, il y avait toujours de la lumière et de l’espoir.

Slil

*Boscotos : biscuits – Vieux habits : brocanteur ambulant. 

 

 

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