Chapitre XXIII

 La visite du domaine

Les écuries de Mazal étaient un véritable trésor. Nichées dans un coin paisible du quartier, elles les avaient fait construire en utilisant exclusivement des matériaux traditionnels. Petite, dès que je franchissais cette grande porte en bois massif, je ressentais toujours ce petit frisson, comme si je passais d’un monde ordinaire à l’ombre de l’éternité. L’allée pavée, impeccable, s’étirait droit devant, serpentant vers les différentes parties des écuries, comme une invitation à ralentir le pas.

Les enclos s’alignaient de chaque côté, spacieux, chacun bien délimité par des barrières en bois solides, du vrai bois, épais, qui portait les traces des saisons. Chaque enclos avait son propre abri pour offrir aux chevaux un refuge contre le vent, la pluie ou la chaleur écrasante des après-midis d’été. À l’intérieur, l’air était chargé d’une odeur que je n’ai jamais oubliée : celle de la paille fraîchement étalée qui se mêlait au parfum doux du bois poli. Une odeur presque réconfortante, qui te disait que les chevaux, ici, étaient choyés et que tu ne devais pas avoir peur. Les murs en pierre, jaunâtres portaient fièrement leurs années, ils étaient parsemés de crochets et d’étagères parfaitement alignés. Chaque selle, chaque bride, chaque harnais semblait avoir sa place réservée, comme une petite armée d’objets en attente d’aventures. Rien n’était laissé au hasard.

Mazal, fidèle à elle-même, avait veillé à chaque détail. Elle avait exigé que les fenêtres soient placées juste à l’endroit où la lumière pouvait se faufiler et réchauffer la pierre sans éblouir l’espace, pour que les chevaux respirent un air pur même en plein cœur de l’écurie. Un coin avait été méticuleusement organisé pour le toilettage des chevaux brossés et préparés avec attention avant leurs activités. Les râteliers ne manquaient jamais de foin frais et d’eau claire, les besoins nutritionnels des bêtes étaient scrupuleusement respectés.

L’ensemble de l’établissement brillait . Chaque centimètre carré était arrosé à grande eau, astiqué, brossé, jusqu’à ce que tout respire la propreté et l’efficacité. Ce ballet quotidien ne laissait place à aucune approximation : Mazal, les yeux rivés sur chaque détail, régnait sans relâche, soutenue par une équipe aussi dévouée qu’épuisée.

Il fallait avoir une sacrée trempe, ou un solide fond de loyauté, pour supporter l’intransigeance de ces femmes obsédées par la propreté, au point d’exiger que le nettoyage soit recommencé plusieurs fois dans la même journée.

Berthold, amusé mais lucide, comparait souvent ces dames à des dictateurs en jupons, il n’avait pas tort. Déjà Rose, dissimulait sous une façade discrète la fibre naturelle d’une emmerdeuse habile et redoutable.

La passion de Mazal pour les chevaux transparaissait partout. Chaque mur, chaque recoin portait la trace de cet amour. Des cadres, où s’affichaient fièrement les portraits de ses chevaux préférés, se mêlaient aux rubans multicolores et aux médailles qu’ils avaient glanés lors des courses locales. Ces trophées formaient une collection de souvenirs, un musée intime dédié à ses bêtes. Et, lorsque l’humeur s’y prêtait, elle ouvrait son petit royaume aux enfants de la famille. Mais tous n’avaient pas le privilège de monter ses chevaux : Mazal choisissait, avec cette subjectivité délicieusement cruelle, ses chouchous et ses indésirables.

Au-delà des balades et des rubans, Mazal menait aussi un commerce en étroite collaboration avec des bouchers, elle fournissait la même viande qu’elle vendait dans sa propre boucherie chevaline. Les chevaux destinés à l’abattoir étaient parqués dans des enclos séparés, toujours dans le respect des normes d’hygiène de l’époque. L’alimentation des bêtes, la stérilisation des installations : rien n’échappait à sa vigilance.

Un espace était réservé à une petite boucherie attenante, équipée de tables de découpe et d’outils adaptés. Cette boucherie privée servait autant le personnel du domaine que les habitants du quartier qui venaient y acheter leur viande directement.

Mazal n’avait rien laissé au hasard. Elle montra à Berthold, non sans une certaine fierté, les petites maisons proches des écuries. Ces modestes habitations, mises gratuitement à disposition du personnel, formaient un hameau discret au cœur du parc autour duquel quelques bancs, une arrivée d’eau et une balançoire donnaient vie au décor. Abdel, qui avait choisi de travailler pour Mazal, racontera plus tard que ces lieux avaient été le théâtre des jours les plus heureux de son existence.

En poursuivant la visite, Mazal guida Berthold vers le garage, où trônaient deux véhicules bien connus de tout Casablanca : La « traction avant » de Larue, fidèle compagne de route et l’attelage personnel de Mazal surnommé avec tendresse « le carrosse de la reine », qu’elle utilisait pour ses déplacements dans Casablanca, toujours soucieuse d’ajouter une note de prestige à chacun de ses passages.

Berthold, attentif, constatait combien ces écuries et tout ce qui s’y rattachait, étaient le reflet fidèle de Mazal : rigueur, passion, fierté. Elle avait façonné cet endroit à son image, un lieu où tradition, savoir-faire et beauté s’entremêlaient, blottis contre l’horizon paisible des Roches Noires. Au loin, le soleil, faisait sa révérence, en abandonnant le ciel à l’autre face du monde, qui attendait son tour pour goûter à sa lumière.

Mazal l’invita alors dans sa villa. A l’intérieur, le décor et l’ambiance feutrée, semblaient sortir d’un roman d’Agatha Christie, où les tapis, les tentures, les rideaux, composaient une toile chaleureuse, discrètement théâtrale. Berthold n’en fut pas surpris, ce décor était le portrait de Mademoiselle Larue.

Après cette visite, sous un soleil impitoyable, Bathoul s’empressa de servir des rafraîchissements, tandis que Mazal, exposa sans détour ses projets à Berthold :

« Je pense, mon petit, que si la décision de la famille est prise, il n’y a plus aucune raison d’attendre. Symine et mes nièces pourraient s’installer chez moi sans tarder. Ce serait plus simple pour elles, cela leur laisserait le temps de chercher un logement convenable. Moïse et Albert, pourraient vendre tranquillement le garage de Mogador, pendant que nous chercherons un local pour leur future affaire. »

Elle marqua une pause, puis ajouta, avec l’aplomb qui la caractérisait

« D’ailleurs, j’ai une proposition à te faire. Imagine que je t’offre le poste de directeur des Roches Noires, dès aujourd’hui. Larue resterait à tes côtés, le temps de t’initier à ce métier qui exige de se lever avant le soleil, de travailler sans compter, de se coucher tôt si l’on veut soutenir le rythme de l’effort. Tu as vu : il y a une trentaine de personnes qui vivent et travaillent ici. Il faut diriger tout ce petit monde avec poigne, et surtout préparer l’entreprise à l’après-guerre. Rose saura trouver des idées pour satisfaire une société frustrée et affamée par la guerre. Il faudra songer impérativement à être parmi les premiers, prêts à affronter les nouveaux défis. Bien entendu, vos deux salaires seront à la hauteur de la tâche. Et tu pourras choisir d’habiter l’une des maisons du domaine ou de t’installer en ville aux frais de l’entreprise.

Berthold, curieux et prudent, lui demanda ce qu’elle envisageait comme autre option. Mais Mazal, rusée, ne révéla rien de plus. Elle préféra le laisser réflechir.

« Prends le temps d’en parler à ton père et à Rose. Mais garde ça pour toi, Nakhobass. Pas un mot à l’oncle Isaac. Il adore s’immiscer dans les affaires des autres et pourrait très bien bouleverser tous nos plans. ».

Isaac, c’était l’autre Mazal du clan. Lui aussi fortuné, sans enfant et amateur d’influence. Entre les Suerte et les Médina, la rivalité était voilée mais bien réelle. Mazal avait beau être respectée pour son efficacité et son flair, l’oncle Isaac était toujours prêt à lui disputer la couronne du pouvoir.

Dans cette famille, les femmes menaient la danse, et les hommes s’en accommodaient avec bonheur. Ils laissaient volontiers l’argent et les décisions entre les mains expertes de leurs épouses, préférant savourer la douceur d’une vie confortable, choyés et adorés comme des pachas. Les femmes, régnaient avec une fierté tranquille, mais ne renonçaient jamais à défendre farouchement leur liberté; et lorsqu’un homme, ému, leur murmurait qu’elles étaient « la femme la plus extraordinaire du monde », elles jouaient le jeu, répondaient par un sourire malicieux et des yeux doux. La guerre leur avait enseigné les règles de tous les défis, et à leur manière, elles défiaient la guerre un jour après jour.

Slil

Partager cet article :

Facebook
Twitter
LinkedIn