Chapitre XXII
Les Roches Noires
Chapitre XXII – Les Roches Noires
Malgré leur jeune âge, Rose et Berthold connaissaient parfaitement l’histoire de cette guerre qui leur faisait vivre un cauchemar quotidien. Ils avaient appris à quels moments il fallait traverser la rue, changer de trottoir, baisser les yeux, faire semblant de rire, s’engouffrer dans une épicerie… Un simple clin d’œil suffisait à traduire une phrase ou une situation et pouvait être salvateur. Le langage des gestes que la peur leur avait appris, ne les quitta jamais.
La vie des gens pendant la Seconde Guerre mondiale dépendait en grande partie de leur lieu de résidence, de leur nationalité et de leur rôle dans le conflit. La corruption et la propagande étaient puissante, elles avaient fait beaucoup de dégâts. On distribuait sous le manteau des affiches, des tracts, des messages antisémites dont la morale glorifiait Philippe Pétain, l’ennemi numéro 1 de la France qui avait poussé la traitrise jusqu’à déclarer que la Collaboration « doit permettre d’obtenir des concessions significatives et rapides qui amélioreront la vie des Français et permettront ainsi de renforcer sa popularité et de renforcer l’assise du régime ». Berthold disait que Pétain voulait surtout obtenir des Français qu’ils acceptent les sacrifices, les privations, et la collaboration imposée par les renégats avec l’Allemagne nazie.
Les deux amoureux prenaient conscience de toutes les contraintes, les peurs, les difficultés qui les avaient poussés à rencontrer Mazal. Berthold désirait retrouver Mazal à dans sa propriété des Roches Noires, pour lui parler de la nécessité de faire venir Rose et sa famille à Casa, avant la fin de la guerre, comme cela avait été décidé par le conseil de famille lors de la cérémonie de la demande en mariage.
Mazal l’avait reçu très rapidement dans son domaine des Roches Noires. Il découvrait une femme déterminée et passionnée. Elle lui fit découvrir la boucherie chevaline et ses écuries bien entretenues où de magnifiques chevaux étaient soignés avec la plus grande attention. Berthold était subjugué par le courage et la persévérance de cette femme incroyable qui naviguait dans cette période complexe de l’histoire, en maintenant ses activités malgré les défis de l’époque.
Il découvrait aussi le charme et la grâce naturels de Mazal qui attirait l’attention de tous ceux qui la rencontraient. Elle l’invita à partager son repas dans le jardin près de la fontaine en forme d’étoiles aux zeliz turquoises que des petits crapauds remplissaient d’eau.
Mazal avait compris le motif de la visite de Berthold. C’était pour elle l’occasion de s’entretenir avec ce jeune homme et de le découvrir. Elle avait convié Berthold à lui réserver sa journée afin de le garder avec elle jusqu’à la tombée de la nuit pour lui montrer tous les aspects de son univers.
Tout était prêt pour séduire Berthold auquel elle aurait volontiers cédé la direction de ses affaires. Elle frisait la cinquantaine, elle avait beaucoup travaillé et caressait le rêve de faire un tour du monde en bateau. Elle en avait parlé avec Larue, c’est ainsi qu’elle l’appelait, il avait accepté l’idée d’accompagner Berthold dans ses premiers pas aux Roches Noires, tandis qu’elle sillonnerait le monde. Mais elle devait d’abord s’assurer des compétences du jeune homme et de sa faculté à s’adapter aux lourdes contraintes de ce travail exténuant.
Mazal savait qu’elle pouvait compter sur la détermination et les motivations de Rose. Elle connaissait son aptitude à résoudre les casse-têtes complexes et à assimiler rapidement de nouvelles informations, elle savait que Rose ne se limiterait pas à la logique de l’apprentissage académique qu’elle lui imposerait, qu’elle serait créative et capable de trouver des solutions novatrices dans divers domaines. Elle ne doutait pas de la persévérance de sa nièce face aux défis, elle l’avait vu prendre des responsabilités dans les moments difficiles et rester concentrée face aux écueils. Dans son école de broderie, Rose avait déjà fait ses preuves en inventant de nouvelles méthodes que sa professeure avait adoptées et enseignées.
Mazal ne savait rien de Berthold sinon qu’il avait de l’éducation et de grandes ambitions. Elle demanda au personnel de commencer à servir. La coutume voulait que l’on serve un apéro aussi copieux qu’un repas et toutes sortes de boissons. Ali lui servit un Whiskey, Berthold préféra boire de l’anisette. Il scrutait la mer et le paysage qui s’offrait à lui depuis le parc du domaine. Il se demandait comment il allait aborder son sujet puis se ravisa et la laissa parler, elle n’était pas très prolixe, mais il attendrait qu’elle provoque le sujet.
En buvant son whiskey comme si elle buvait un thé nana, elle lui parla du domaine.
« – Le domaine est composé des écuries qui s’étendent jusqu’à l’autre bout du domaine. Je tiens à m’occuper personnellement de mes chevaux, je veille à ce qu’ils reçoivent une alimentation saine et des soins appropriés. Cette année j’ai acheté d’autres chevaux destinés aux promenades et aux randonnées pour les visiteurs, d’autres sont utilisés pour des courses locales. – « J’ai appris les techniques de découpe et de préparation de viande de manière experte et je garantis la qualité et la fraîcheur des produits que je vends. Tu connais ma réputation, elle s’est répandue dans toute la ville. Et j’ai une clientèle fidèle. Je te ferai visiter tout le domaine après le repas”.
-”Merci chère Mazal, je suis curieux de le découvrir”.
– “After the tea, after the tea”.
Vêtu d’un tablier blanc et d’un Fès rouge sur la tête, Ali apporta un immense plateau d’agneau au cumin accompagné de terfesses.
» Vous avez préparé un repas de fêtes Mazal !
» C’est en ton honneur, you love el terfess » ?
» Oui ! Qui n’aimerait pas des terfess ? le plateau est magnifique ! L’agneau aussi !
« Sais-tu mon petit, que le terfess est une truffe blanche qui pousse de manière sauvage aux abords des hélianthèmes ou aux pieds des chênes ou des pins, dans un sol sableux et très humide” ? La truffe blanche du Maroc pousse en plein désert. On l’appelle la truffe des sables. Au Maroc, elle porte le nom de zoubaidi ou ezzabdi, terfess ou terfez, ou encore or blanc du désert. C’est un champignon qui pousse en sous terrain.
Berthold la regardait en l’écoutant abasourdi ! Elle poursuivait sans discontinuer :
» Le terreau le plus fertile pour sa culture se trouve dans la forêt de Maâmora au Nord-Ouest, dans les plaines des hauts plateaux à l’Est, et dans le Sahara au Sud. Le terfess est beaucoup moins cher que la truffe noire, le kilo coute environ 1500 dirhams. » Lorsqu’Ali présenta le plat d’agneau et de Terfess, elle s’exclama : « Ben Porat Yossef ! Ben Porat Yossef » ! Puis elle passa sans digression à la réalité.
« Dis-moi mon petit, tu voulais me parler du déménagement de ma sœur et de sa famille vers Casablanca n’est-ce pas ? Symine m’a prévenue du motif de ta visite. Let’s talk. »
« Oui Mazal, vous savez que depuis l’opération Torch, je ne vais plus voir Rose tous les shabbat. Nous avons tous peur de voyager, la population reste très prudente, les rues sont vides, nous craignons également des émeutes ». Berthold parlait à voix basse et s’arrêtait de parler lorsqu’Ali s’approchait pour demander à Mazal si tout allait bien.
« Il est pressé de partir, dit Mazal, mais il n’a pas fini son travail. D’habitude je lui donne ses après-midis, il revient pour servir le repas du soir. Il exagère ! Je te montrerai son appartement plus tard. Daba sweet cookies, o palébé , coffee oula Tea-nana » ?
« Palèbè ?! Merci Mazal ! Merci ! C’est un repas de fêtes ! “
« N’oublie jamais mon petit, que le travail dur et quotidien que nous fournissons doit nous apporter du bien-être et nous permettre de partager avec ceux que nous aimons. Nous avons également l’obligation de « donner » comme nos textes nous l’ordonnent. « Ma t’nchenche ! » * Aujourd’hui j’ai la chance de partager mon repas avec toi. Cela me donne l’occasion de fêter notre rencontre et m’apporte un immense bonheur. Tu seras toujours le bienvenu ».
Ces paroles dans la bouche de Mazal toujours très avare de de mots et compliments, étaient pour Berthold un aveu de tendresse. Berthold ému, pensait qu’il venait de réaliser l’exploit de conquérir le cœur de Mazal.
Il était 15 heures, lorsque Ali revint avec le charriot de desserts, le Palébé, * des fruits, des gâteaux marocains, du thé à la menthe, et toutes sortes de friandises que Mazal avait achetées chez les commerçants du marché central en annonçant avec fierté qu’elle recevait le fiancé de Rose.
Ali demanda à Mazal s’il pouvait se retirer. Elle acquiesça d’un geste de la tête sans dire un mot.
« Il n’est pas aussi gentil qu’Abdel et Moshe, il faudra penser aussi à faire venir ces deux larrons. à Casablanca. Ils en rêvent. Allons faire le tour de la propriété. »
Chaque événement, le plus simple soit-il, apportait un parfum de fête à tous ceux qui le partageaient. Au marché central, tous les commerçants et le personnel, attendaient impatiemment que Mazal leur raconte son entrevue avec ce jeune homme qu’elle leur avait décrit comme un jeune homme si « rare ».
*seat and see l’phor »: assieds-toi et regarde la mer * « Ben Porat Yossef » est le début de la bénédiction faite par Jacob avant sa mort à son fils Joseph qui se traduit littéralement par « C’est un rameau fertile que Joseph, un rameau fertile au bord d’une fontaine ; il dépasse les autres rameaux le long de la muraille », mais qui signifie aussi « fils de la grâce, Joseph », « Ben Porat alé ayin » (c’est la suite du verset) : « Ta grâce se pose sur l’œil qui te regarde ».
Slil