Chapitre XVI
Le Riad de Joseph
Rose connaissait bien le Riad de Joseph situé sur la place centrale de la ville et dont les murs extérieurs étaient plutôt austères et discrets. Elle n’y était jamais rentrée et ne se doutait pas que le fils de Joseph, dont elle ignorait l’existence jusqu’à la scène de la fenêtre, l’y conduirait un jour pour la présenter à la tribu de Joseph comme sa future épouse.
Après leur réunion avec les amis de Berthold, les deux amoureux se rendirent chez Joseph. A peine la porte ouverte, Moshé les dirigea vers le patio où les attendaient d’autres personnes, d’autres buffets, d’autres youyous et un orchestre andalous prêt à faire durer la fête jusqu’au au petit matin.
Symyne et ses sœurs avaient gardé le secret de peur que Rose ne refuse cette autre obligation, mais la féérie des lieux avait eu raison de la rigidité de Rose.
Il est important de noter que les attitudes des fiancés dans les années 40 étaient soumises à des normes sociales et des valeurs traditionnelles auxquelles Rose ne dérogeait jamais. Les amoureux de cette époque étaient en grande partie conformes aux exigences des protocoles sociaux et familiaux. Pour les jeunes et les moins jeunes, le mariage était un engagement sérieux, durable, et sacré. Les couples abordaient toujours leur union avec une perspective de long terme. Les relations amoureuses étaient souvent marquées par un sens aigu du respect des traditions. Les fiancés se comportaient de manière courtoise aussi bien en privé qu’en public. Les gestes romantiques devaient rester discrets contrairement aux effusions d’affection excessives d’aujourd’hui.
Les cartes postales d’amour, les mots d’amour, les longues lettres manuscrites ou l’on glissait une mèche de cheveux parfumée, et les petites attentions étaient des moyens courants d’exprimer l’amour et l’engagement. Les rendez-vous étaient des moments de joie, car les amoureux prenaient souvent le temps de se préparer soigneusement avant de se revoir.
L’engagement envers la famille et la communauté était sacré, la parole d’honneur valait tous les contrats, les mariages étaient non seulement des unions entre deux personnes, mais aussi entre deux familles et même entre deux communautés. Les fiancés accordaient une grande importance à l’approbation de leurs familles. Ils étaient conscients de leurs responsabilités face à leurs proches et à leur communauté.
Joseph avait organisé cette réunion de famille pour marquer officiellement tout cela par un discours qu’il voulait adresser à Rose et à Berthold.
Une fois à l’intérieur du Riad, Rose découvrait un espace magnifiquement décoré. Les yeux de Rose scintillaient devant ce Riad des milles et une nuit.
Rose se confondait en remerciements en embrassant Joseph et Hannah la mère de Berthold, que Joseph avait désignée naturellement comme l’invitée d’honneur de cette soirée. Hannah qui faisait l’unanimité de la douceur et de l’amour. Hannah la discrète qui s’imposait par son invisibilité. Elle savait qui était présent en un tour d’œil. Elle savait qui étaient les fréquentables et les infréquentables, les plus sincères et les plus nocifs. Son jugement était infaillible, elle ne s’était jamais trompée, c’est elle que Berthold consultait pour avoir un avis judicieux sur les différentes questions concernant sa vie, son travail, ses choix. Les conseils de cette mère pourtant peu présente, étaient pour lui les plus précieux, les plus perspicaces et les plus justes.
Tandis que les convives s’installaient dans la cour centrale éclairée par la lumière subtile des lanternes en métal ciselé, appelées « faranjis », Berthold entraîna Rose par la main pour lui faire découvrir le Riad de son enfance.
Avant d’atteindre la cour centrale, Moshé les avait fait passer par une autre cour qui était le lieu du commerce d’amandes de Joseph. Au centre de cet espace, une gigantesque balance Roberval était accrochée au plafond et descendait jusqu’à hauteur de table. C’est ici que Joseph pesait les amandes et faisait son négoce.
Cette première cour donnait sur la rue par une des portes du Riad ornée d’arabesques, d’étoiles, de fleurs entrelacées et forgées dans le métal de cette porte lourde et imposante, qui menait vers une autre porte plus finement sculptée, cloutée en bois de cèdre, qui s’ouvrait sur le patio central.
Toutes les portes du Riad arboraient des accents aux tons chauds rouge, bleu et vert couramment utilisés pour ajouter à la beauté du Riad.
Le Riad de Joseph, comme beaucoup de Riads du Maroc, était construit sur la base d’une architecture islamique et andalouse. Les éléments architecturaux du Riad étaient ornés de zelliges, des carreaux de céramique émaillée découpés en motifs géométriques ou floraux. Le plâtre sculpté, appelé « plâtre ciselé », ou Taklad, en arabe, est encore utilisé pour décorer les murs et les plafonds.
La cour centrale où Rose avait été accueillie sous un éclairage doux relaxant et tamisé, était l’élément le plus emblématique du Riad. C’était un espace de détente, de rafraîchissement et de convivialité. C’était une cour à ciel ouvert agrémentée d’une fontaine au zellige turquoise, entourée de plantes, de palmiers et d’autres végétaux, qui apportaient une atmosphère rafraîchissante et apaisante et contribuaient à créer une oasis intérieure.
Autour de la cour, plusieurs salons décorés de manière somptueuse étaient destinés à la détente, à la socialisation et aux rencontres entre les invités leur permettant de discuter dans une atmosphère plus calme. Les femmes échangeaient leurs secrets, et les hommes parlaient affaires. Au cours de cette visite Rose s’émerveillait du choix des tissus, des tapis, des coussins, des draperies, des rideaux en mousseline, des lits en fer forgés ou des divans recouverts de taffetas de soie bleue.
Elle observait avec attention les sculptures art déco qui ressemblaient à celles que Mazal collectionnait. Ces sculptures en bronze représentaient des scènes d’animaux, de soldats, ou les danseuses exotiques de Déméter Chiparus, le plus souvent des chryséléphantines très prisées, qui conjuguaient l’ivoire et le bronze.
A l’étage, les chambres à coucher, dont une portait le nom de David, l’aîné des deux enfants de Joseph et Hannah, mort à 14 ans d’une maladie incurable à l’époque, malgré les efforts de ses parents qui l’avaient conduit à travers le Maroc, pour tenter de le soigner.
Hannah avait été la décoratrice du Riad, les chambres avaient chacune un thème et une couleur, les meubles traditionnels qu’elle avait délicatement mélangé aux meubles art-déco égayaient le bois d’acajou souvent très sombre. Rose adorait cette décoration qui transpirait la liberté et la légèreté de Hannah.
La visite se poursuivait sur la terrasse aménagée de sièges, de chaises longues, et d’un espace repas en plein air. La terrasse de Joseph était un endroit idéal pour profiter du soleil, de la brise et de la vue panoramique sur la médina et les environs.
Rose et Berthold s’installèrent un instant pour savourer le silence avant de retrouver les ananana mélodieux de la musique andalouse que Rose détestait. Elle préférait entendre les mélodies de Charles Trenet ou de Tino Rossi.
Dans le patio, Hannah leur avait préparé des soucoupes argentées remplies de henné et de louis d’or. Une coutume porte bonheur encore pratiquée aujourd’hui. Toutes les femmes avaient revêtu des caftans fastueux pour apporter à la soirée les couleurs les plus chatoyantes selon la tradition.
Avant que les festivités ne commencent, Joseph entama le discours qu’il avait réservé au jeune couple.
Les discours ! Une spécialité juive ! Les jeunes garçons étaient déjà initiés au discours dès leur bar Mitzva, à travers le commentaire plutôt savant de leur paracha. Le peuple juif est un essaim de présidents. Présidents d’associations, de comités, de confréries, d’ordres, consistoires, communautés, Crif, B’nai B’rith, KKL, Wizo , synagogues, écoles, radios, journaux et tribunes … des présidentes et des présidents à foison, des bouillons de cultures toujours prêts à inventer à créer, à réfléchir, réfléchir, réfléchir… et à disserter ! Le cerveau d’un juif est une machine à réflexion qui ne s’arrête jamais. Il fonctionne nuit et jour, sans répit. Si les juifs sont considérés comme les rois de l’innovation, ils n’ont toujours pas inventé le moyen de mettre leur cerveau en jachère.
Joseph n’était pas le seul qui allait faire un discours, la moitié des invités avaient préparé un message sur une feuille de papier pliée en quatre qu’ils sortiraient nonchalamment de leurs poches comme si chacun allait faire le speech du siècle. Lors des bar-Mitzvot, des mariages, des décès, tous les discours étaient permis, des plus savants aux plus naïfs, tous rébarbatifs à souhait.
Tous les sujets étaient abordés selon l’événement, avec à l’appui les versets de la Torah pour donner du crédit aux discours. Le couple, l’identité, la femme, l’homme, le bonheur, les enfants, la vie, la mort, le ciel, le soleil, l’infini, l’univers, les galaxies, sans compter, les écailles et les nageoires de poissons qui rendent la pêche cacher ou non cacher selon les termes de la Torah. Et Rose, répétait inlassablement : « Encore des discours !? ». Et la salle se vidait le temps des discours jusqu’à ce que la fête reprenne ses flonflons.
“Vanité des vanités, disait Qohélet.* Tout est vanité ! Quel profit l’homme retire-t-il de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche, il se hâte de retourner à sa place, et de nouveau il se lèvera. Le vent part vers le sud, il tourne vers le nord ; il tourne et il tourne, et recommence à tournoyer. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est pas remplie ; dans le sens où vont les fleuves, les fleuves continuent de couler. Tout discours est fatigant, on ne peut jamais tout dire. L’œil n’a jamais fini de voir, ni l’oreille d’entendre. Ce qui a existé, c’est cela qui existera ; ce qui s’est fait, c’est cela qui se fera ; rien de nouveau sous le soleil.
Joseph expliquait aux futurs mariés, pourquoi ils ne devaient pas se précipiter dans le mariage en cette période de guerre. Il désirait les voir faire plus ample connaissance pour mieux apprendre à se connaître. Il les informa que les deux familles avaient pris la décision de les marier après la guerre, lorsque la famille de Rose serait installée à Casablanca et que Berthold ouvrirait l’affaire d’import export qu’il avait projeté de créer rapidement. Rose semblait très satisfaite de cette décision, et Berthold pensait que cela lui laisserait plus de temps pour organiser sa future vie de famille.
Puis les discours se poursuivaient l’un après l’autre sous les applaudissements des invités qui avaient fait mine d’écouter, tandis que l’orchestre attendait tranquillement d’entamer ses anananana*, et que Berthold chuchotait à l’oreille de Rose qu’il ne ferait jamais de discours, et lui demandait de le suivre dans un des salons où elle s’endormit épuisée par autant d’émotions.
Slil
ananana : la la la musicales – Qohélet : L’Ecclésiaste