Chapitre X
Préparation des réjouissances
Comme d’habitude, Symine suivie par les bonnes poussait des cris d’orfraie en découvrant le contenu des cartons que les deux explorateurs avaient rapporté de Casablanca.
La scène était toujours la même. Symyne, n’ayant pas fait elle-même le choix des victuailles, dépréciait et sermonnait son ministère des commissions. Elle était suivie de Fatma et Aïcha qui faisaient mine de s’offusquer de la mauvaise qualité des produits et de la petite Zineb qui séchait ses larmes en reniflant sans comprendre le bien fondé de cette scène purement culturelle.
Ce n’était jamais les bons produits, le bon miel, la bonne crème, le bon safran, rien n’était jamais conforme aux exigences de ces femmes pointilleuses et exigeantes qui saisissaient toutes les occasions de se faire remarquer, en sachant que tout répondrait à leurs besoins à la lettre et qu’aucun buffet ne résisterait à la magnificence de leur art culinaire.
Soudain, Symyne passait de la satire à l’enchantement, et chacune admettait la rareté des provisions en s’esclaffant au fur et à mesure du déballage des cartons.
En rentrant de son cours de broderie, Rose comprit dès le premier son, le sens de la scène, et se dirigea au pas de charge vers la cuisine pour calmer le désordre sonore qui y régnait, mais aussitôt qu’elle fit irruption dans la pièce, elle fut accueillie par une salve de youyous stridents repris par les voisines et les commerçants de la rue qui applaudissaient la petite Rose qu’ils avaient vue naître.
Enfin le calme revenu, Rose fit remarquer à sa mère que la couturière donnait les derniers coups de fil à sa robe, et qu’il fallait lancer les invitations. Symyne demanda lui demanda de gérer les invitations. Elle avait trop à faire avec son Afternoon tea qui peu à peu prenait l’allure d’un buffet de mariage.
De plus, il ne fallait pas décevoir le marchand d’amandes. Joseph, le tazer, celui que tout Mogador appelait » « Bo Hress »*. Il avait annoncé qu’il viendrait avec l’un ou l’autre notable de la ville, ce qui signifiait en langage mogadorien, qu’il viendrait avec tous les notables de la ville.
La demande en mariage qui aurait dû être une simple formalité se transformait en une réception mondaine sans que personne ne s’en rende compte. Le responsable c’était Joseph dont la joie prenait la forme d’une rumeur qui avait envahi tout Mogador. C’était avec une étincelle d’espoir qu’il lançait les invitations en ces temps éprouvants. Cet homme d’affaires seul, sans femme et sans Berthold qui travaillait à la Cie Sucrière Marocaine de Casablanca, souhaitait que ce jour d’allégresse soit un défi contre la misère, l’humiliation, la tristesse, la peur et la souffrance que les juifs enduraient chaque jour en silence.
Les juifs du monde entier étaient passés maîtres en chuchotements, en langage des yeux et des gestes. Ils avaient compris que même l’air pouvait être dangereux. Les juifs ne comptaient que sur la générosité de leur communauté. Seule l’entraide pouvait les sauver de la famine dont certains étaient victimes. Aucune organisation internationale non juive, n’a jamais tenté de les aider ou de les secourir contrairement aux nombreux pays qui recevaient des soutiens et des vivres des associations, des groupements, des congrégations internationales toujours prêtes à jouer les bons samaritains. C’est le cas encore aujourd’hui.
Étrange destin que le destin de ce peuple rejeté tout au long de son histoire, que Marc Chagall a peint comme un homme seul qui s’envole avec son sac de larmes et de tracas sur ses épaules, et son bâton de juif errant à la main, sans cesse à la recherche de la lumière.
Joseph était un homme profondément bon, généreux et silencieux. Il souhaitait que ce jour de bonheur soit aussi un jour de tsedaqa,* qui apporterait un peu douceur, de justice et de charité à ceux dont la force de penser et de vivre avait été anéantie. Il y en avait beaucoup en 1942, où le règne de la soumission faisait légion dans les mellahs du pays. Joseph en était conscient, Berthold aussi. Ils étaient tous deux ces Mensch* toujours prêts à venir en aide à ceux qui en avaient besoin, qu’ils s’appellent Abdel, Christian ou Moshé.
Slil
- Mensch, mot d’origine allemande, utilisé en yiddish et qui signifie « un type bien », une personne fiable.
- tsedaqa en français « charité », en réalité : justice ou droiture. Les versets appelant à la « charité » s’inscrivent dans un contexte bien plus profond que la simple entraide.
- Bo Hress (celui qui porte un anneau à l’oreille). Tazer (le riche)