Comme d’habitude, les spécialistes et experts de tous poils et en tous genres ont encombré les plateaux télé pour expliquer combien Erdogan était affaibli et que la Turquie allait enfin passer de l’ombre conservatrice à la lumière progressiste.
Il n’y a rien à faire, le Français n’arrive pas à intégrer le fait que les autres ne voient pas forcément le monde comme lui. Il persiste à confondre universalisme et hégémonie intellectuelle. Les Turcs ne voient pas le monde comme nous, les Japonais non plus d’ailleurs, pas plus que les Camerounais. Ajoutons que les gens ne se voient pas eux-mêmes comme nous les voyons, c’est comme ça.
Ce faisant, nous pensons que les étrangers vivant en France regardent à travers la même lorgnette pour partager nos visions; or, le portable et la fibre ont succédé à la parabole et, par conséquent, le cordon ombilical avec le « pays » n’est plus jamais rompu. L’étranger en France ne regarde pas TF1 pour s’informer de la marche du monde ; les nouvelles du bled données par le « frère » avec son portable lui suffisent amplement et un œil jeté sur le journal télé de son pays natal ou de celui de ses parents lui donne la certitude de ne pas l’avoir quitté.
S’imaginer que l’occidentalisation du mode de consommation s’accompagne ipso facto de l’occidentalisation culturelle, c’est se mettre le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate. Les Turcs vivant hors de Turquie, naturalisés ou pas, restent fondamentalement Turcs. Ce n’est pas un reproche, c’est un fait que ne saurait contredire la diaspora en Allemagne où 65,4% des 1.500.000 électeurs ont glissé dans l’urne un bulletin pour Recep Tayyip Erdogan contre 32,61% pour son opposant Kemal Kiliçdaroglu. En France, la proportion est à peu près la même avec 64,24% pour Erdogan et 34,15% pour Kiliçdaroglu.
Etre surpris par ces chiffres, c’est commettre la même erreur là-bas que celle que nous commettons ici, c’est-à-dire penser que l’image d’un pays se résume à celle renvoyée par les grandes métropoles, celles-où les jeunes picolent tranquillement, le nombril à l’air et les cheveux au vent sur les terrasses.
C’est oublier que la perception de la démocratie telle que nous la rêvons, sans même parler de la façon dont nous l’exerçons, n’est pas partagée ailleurs. La liberté a le sens qu’on lui donne, n’en déplaise aux universalistes biberonnés au rousseauisme (Jean-Jacques, pas Sandrine).
Les élections turques sont venues nous rappeler ce que les médias ne veulent pas voir : une grande partie de la diaspora turque se sent plus proche de son pays d’origine que des pays où elle a migré. Les Turcs, même devenus allemands, se mobilisent fortement pour les élections turques, pas pour les élections allemandes. Cela revient à dire : « nous ne sommes que des Allemands temporaires ».
L’Occident confortable où le coût de la vie est moindre et les catastrophes naturelles bien moins meurtrières, ça va un moment, hein… Ce qui est valable pour l’Allemagne l’est pour la France. Avec Erdogan, malgré ses défauts, les turcs se sentent représentés ; ils existent sur la scène internationale parce que leur président existe et qu’il est même, dans certains cas, un pivot incontournable des relations internationales.
Sans lui, l’Afrique ne verrait plus un grain de blé venant d’Ukraine. Il n’est pas certain que beaucoup de Turcs soient capables de citer le nom d’un personnage politique de premier plan entre Atatürk et Erdogan.
Malgré un bilan catastrophique sur le plan économique avec une inflation de plus de 80% en octobre 2022, Erdogan, au pouvoir depuis vingt ans, est reparti pour un tour.
C’est à se demander si les Turcs ne votent pas pour autre chose que la retraite ou pour les fins de mois difficiles…
O.T.