Le second souffle

Chapitre X

Retour au Sahara (suite)

La vulnérabilité me rend sensible, plus réceptive à mon environnement. Je quitte Tamanrasset sans regret, malgré le désert profond qu’il me reste à affronter, surtout qu’après les milliers de kilomètres de piste que j’ai parcourus, et les chocs subis,  je me sens moins gaillarde qu’au départ du Maroc. Mais toutes ces épreuves me stimulent d’autant plus. Je remarque que mes amortisseurs, tout comme mon moteur, répondent moins aux sollicitations exigées par la piste. La liberté retrouvée me transmet un regain d’énergie et malgré la température élevée je me lance vers In Salah le cœur léger. Inconscience ?  Pas du tout, plutôt une soif de découvertes qui relègue mes craintes au second plan.
Le terrain est très sablonneux et le vapor-lock recommence à me jouer des tours, c’est lui qui m’inquiète le plus, j’ai à chaque fois la sensation que je ne vais plus repartir, sensation que je dois contrôler pour ne pas penser à la mort.
Je roule sur des rails, le sable m’empêche de me diriger là où je le désire, alors je subis sans trop me préoccuper, ce genre de situation s’est déjà présentée à maintes reprises depuis que je parcours le désert, seulement cette fois je n’en vois pas la fin et je n’arrive pas à rejoindre le tronçon principal. Je continue en me demandant si je suis bien sur la bonne piste. L’inquiétude me taraude, mais il serait aberrant de rebrousser chemin. Si le trajet est bien celui que je dois suivre, ce serait ridicule de consommer de l’essence pour rien. Le temps continue à s’écouler, mon cap logiquement se situe vers le nord-ouest alors que ma trajectoire est plein ouest. Où suis-je ? Comment ai-je fait pour perdre la bonne direction ? Je suis en train de risquer ma peau ! Je grimpe donc sur de hautes collines rocailleuses pour tenter de me situer. Le vapor-lock choisit bien son moment pour se manifester et c’est péniblement, en hoquetant, que j’arrive au sommet. 

Du haut de mon promontoire, je distingue tout au loin la poussière d’un camion, la chance me sourit. Après la mise au point de mes vis platinés je décide de le rejoindre, seulement je remarque qu’il continue à s’éloigner, il roule à peine plus vite que moi, il me sera impossible de l’atteindre. Il apparaît et reparaît toujours un peu plus loin. Cette trace doit bien mener quelque part ! Je regrimpe sur une colline pour analyser la situation, le vapor-lock recommence et me démoralise. 

Pendant la réparation, je suis fortement surprise par l’arrivée impromptue d’un gros camion que je n’ai pas entendu approcher car j’ai le vent de face. Ce sont des algériens qui travaillent dans le pétrole, ils ont suivi nos traces sachant qu’elles ne mènent nulle part. Ils nous expliquent que le camion que nous suivons fait de la recherche pétrolière, qu’il est équipé de pneus spéciaux car nous sommes dans la région du fech-fech, bien loin de la route qui mène à In-Salah.  Le suivre nous mènerait vers le néant. Ils m’indiquent la route à suivre et me flattent la carrosserie, remplis d’admiration pour le parcours que j’ai effectué depuis mon départ. Ils insistent pour remplir mon réservoir extérieur, alors que je n’en ai pas besoin, et m’offrent gracieusement soixante litres d’essence. 

Après maintes embrassades, je les vois disparaître, la solitude et le silence reprennent leurs droits, et moi comme une imbécile, je n’arrive plus à démarrer. Là, mon angoisse atteint son paroxysme, je crachote comme une malade, j’aurais dû être un peu plus prévoyante et vérifier mon allumage en présence du camion qui aurait pu m’être d’un grand secours. Après plus d’une heure de réglage, vis-platinés nettoyés au papier de verre, bougies frottées à la brosse métallique, filtre à air dépoussiéré, j’arrive enfin à entendre le doux ronronnement de mon moteur qui tourne bien régulièrement. La vieille a toujours des ressources. Arrivée à In Salah, je remarque avec stupéfaction qu’il ne me reste que dix litres d’essence. Le sable est un grand consommateur de carburant, surtout lorsqu’il m’oblige à utiliser mon crabotage. Que serais-je devenue sans cette divine providence ? 

 In Salah est une petite ville hors du temps, comme toutes les agglomérations sahariennes, ses maisons basses en argile rouge lui confèrent un charme attachant. Je croise d’immenses camions à vingt roues qui peuvent à eux seuls transporter la charge de plus de deux cent dromadaires, ce qui a considérablement réduit le transit des caravanes. Du temps de la traite d’esclaves des milliers de dromadaires transitaient pour le transport des marchandises. 

Après maintes recherches, il nous est impossible de trouver ne serait-ce qu’un seul litre d’essence, les deux camions citernes chargés de l’approvisionnement de la ville sont hors service, l’un a capoté, l’autre est en panne. Inch’Allah, demain arrivera un troisième camion. En tournant dans la bourgade, je croise un couple de professeurs français qui nous reçoivent comme si nous étions leurs propres enfants. Je me sens bichonnée, à l’ombre d’une tonnelle. Cet accueil si chaleureux va bien me servir pour la suite de l’aventure, en injectant une nouvelle vigueur à mes compagnons. Quand on se sent aimé, tout devient plus facile à entreprendre. Le soir, je me trouve dans un camping entourée de véhicules de toutes sortes. J’arrive à glaner quelques précieux renseignements sur les pistes. Le lendemain, je suis sur la longue file d’attente devant la station-service, certaines voitures sont dans un tel état qu’à côté d’elle je me sens toute pimpante. Comment ont-elles pu arriver jusque-là ? Sont-elles venues rendre l’âme au Sahara ?
Sans aucune honte, vu les circonstances de pénurie, ainsi qu’à ma mésaventure des jours précédents, je me charge de cent quatre-vingt litres d’essence, ainsi je suis parée à toute éventualité. Avec tristesse nous allons faire nos adieux au couple de français qui ont su pénétrer dans nos cœurs. Je les vois dans mon rétroviseur, se tenant debout, l’un près de l’autre, disparaître petit à petit, leurs mains tendues dans un adieu plein de tendresse.

Je me dirige vers Adrar puis Colomb Béchar. Adrar signifie pierre, la conduite est extrêmement pénible, je passe de tronçons de pierre à des tronçons de sable, obligée constamment d’enclencher le crabotage de façon très rapide, ce changement constant de rythme m’épuise, je me surprends à klaxonner fréquemment pour que les obstacles disparaissent comme par magie, au lieu de tout simplement les éviter. Je perds un peu la tête. J’éprouve une fatigue physique et mentale. A la tombée du soir, dans un décor grandiose, composé d’immenses falaises sombres et de nombreux  amas de gros rocs fauves, je cherche désespérément un endroit pour pouvoir enfin prendre un repos bien mérité, seulement je n’ose pas rester près de la piste, un camion pourrait surgir de nuit et me broyer, d’autant plus que ma carrosserie a la même couleur que les rochers. Je m’écarte donc du trajet pour découvrir un coin tranquille, mais je suis obligée de m’éloigner, un peu trop à mon goût, pour trouver un endroit plat. Le matin, je m’éveille toujours impressionnée par la puissance du paysage qui me cerne, je ne suis qu’un petit point perdu dans un cirque aux dimensions titanesques. Je me prépare à rejoindre la piste en contrebas qui se trouve assez loin. Mauvaise surprise, je n’arrive pas à démarrer et j’insiste tellement que ma batterie me lâche. Impossible de me déplacer sur ce terrain rocailleux et cahoteux. Dans un nuage de poussière, un camion apparaît, mes amis gesticulent pour attirer son attention, mais ma couleur ne les aide pas et je le vois passer en trombe et disparaître à mon immense déconvenue. Je suis particulièrement mal orientée pour profiter de la pente qui m’aiderait à me lancer, heureusement, j’ai une manivelle mais elle ne me sert qu’à faire avancer les roues très laborieusement, par à-coup, centimètre par centimètre. Je dois réussir du premier coup, je n’aurai pas de seconde chance. Après les efforts surhumains de mes deux amis, j’arrive enfin à me mettre dans le sens de la pente, à prendre de la vitesse en rebondissant lamentablement, et en seconde, aidée du démarreur, j’entends avec un énorme soulagement mon moteur rugir. Je vais survivre.

Je remonte vers Adrar, les centaines de miles défilent, seulement, au fil des mois, j’ai acquis une expérience qui me permet de m’orienter avec plus d’instinct tout en évitant les pièges de la piste. La traversée du grand erg occidental me transmet un sentiment de désolation, la piste est peu visible, quelques oasis et des dunes de sable à couper le souffle. Jetée, sur le bas-côté, gît une voiture Peugeot 404, dépouillée de tous ses organes, sièges, compteurs, de tout ce qui peut être démontable et dont la carrosserie, dû à l’abrasion du sable, a pris la couleur métal argenté, il ne reste plus un soupçon de peinture mais l’air est tellement sec que la rouille n’a eu aucune prise sur elle, son dernier adieu est la réflexion d’un rayon de soleil sur son métal étincelant. Le désert lui a offert une sépulture pure qui a respecté sa dignité. 

Sur les étendues de lacs asséchés, je me permets des pointes de vitesse que j’avais finies par oublier et qui m’étonnent moi-même. Bob Dylan  qui chante dans ma cabine m’aide à surmonter ma solitude. Depuis que j’ai entamé cette traversée saharienne, la musique me soutient, la musique africaine rythme la cadence de mes pistons, la tendresse du violon classique me sensibilise et me prépare à la beauté des paysages sauvages, et Bob Dylan de sa voix mélancolique, accompagne la liberté de mon errance.

Colomb Béchar est une ville assez moderne où le Général Leclerc a perdu la vie en 1947 dans un accident d’avion. J’ai parcouru l’essentiel du grand Sahara que je laisse derrière moi pour me diriger vers l’oasis de Figuig. Je reviens à mon pays de départ, j’ai effectué la grande boucle et parcouru quatre fois plus de chemin que le trajet prévu initialement. Je l’avoue, je suis particulièrement fière de moi et de mes compagnons d’aventure.

Randolph Benzaquen

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