Le second souffle

Chapitre X

Retour au Sahara

Les prochaines étapes vont être ardues, nous nous dirigeons vers Zinder puis Agadez. Là, on ne plaisante plus, c’est l’inconnu grandiose et désertique avec tous les risques que cela comporte. 

C’est à moi seule qu’incombe cette terrible responsabilité. Je repars avec une force et une détermination à toute épreuve. Je ne suis plus la petite Land Rover anonyme, qui restait un gros bloc de métal. Mes très chers compagnons viennent de me baptiser Matameye, du nom d’une petite ville de la région de Zinder, et il me va bien, je suis quelqu’un de reconnu, je le porte en belles lettres noires à l’arrière de ma carrosserie, c’est ma consécration, je ne suis plus qu’un simple numéro, je suis MATAMEYE, prête à célébrer avec reconnaissance cet insigne honneur. J’existe vraiment à leurs yeux, ils ont reconnu ma valeur et peuvent compter doublement sur moi. Phil, Rand et Matameye, les trois compères du désert. Je prends un petit repos mérité dans le magnifique quartier de Birni, la vieille ville de Zinder dont les maisons en torchis décorées de motifs sahariens, épousent d’énormes pierres de granit. 

Mais après avoir parcouru plusieurs milliers de kilomètres de piste, je me sens plus fatiguée. Mes pneus ont perdu quelques morceaux de gomme au contact des roches acérées, mes portières qui sont démontables, commencent à bailler lamentablement, plusieurs pièces de ma carrosserie grincent de façon inquiétante et ce ne sont que les parties visibles, de plus je sais qu’en m’enfonçant dans le Sahara le vapor-lock va encore me jouer des mauvais tours dont je me passerais bien, mais c’est le voyage et je suis prête à l’affronter. Je vais traverser le Sahara dans l’autre sens, affronter le terrible Tanezrouft, la hantise des militaires français, par expérience je sais ce qui m’attend, j’ai perdu un peu de vigueur mais en compensation j’ai acquis une précieuse expérience et puis j’ai mes gris-gris qui pendent de mon rétroviseur et m’aident à parcourir les chemins les plus ardus.

En route pour Agadez, je roule non pas sur, mais dans une piste difficile, une sorte de couloir sablonneux encastré et cerné par des rebords abrupts. Mes marges de manœuvre, ma visibilité, s’en trouvent considérablement réduites. J’ai perdu l’aisance de mes déplacements qui est la grande particularité du Sahara, je ne peux éviter ni les ornières, ni les parties de sable horriblement mou, ce qui m’oblige à employer fréquemment le crabotage tout en conservant une allure que je trouve trop rapide, pour éviter l’ensablement. J’accélère en faisant ronfler mon moteur, le sable me retient, j’accélère d’autant plus en me balançant, je dois conserver à tout prix mon élan, je fonce, lorsque soudain, comme si j’avais heurté un mur, je suis stoppée dans ma course folle. Le choc est terrible, mes amis sont projetés sur mon tableau de bord, le visage écrasé sur le pare-brise, j’ai ressenti cette vibration jusqu’au fin fond de mon armature, dans les tréfonds de ma membrure, pourvu que ce ne soit pas mon arrêt de mort ! 

Mon moteur a calé, je ne sais même pas où je me trouve. Tous mes éléments ont été ébranlés. Mes copains ne sont pas en meilleur état. Les sandows ayant cédé d’un seul coup, le chargement de la galerie est éparpillé sur le sable. Malgré cette commotion, mes fonctions vitales n’ont pas l’air atteintes, le moteur, la boite de vitesse, le crabotage, la direction, fonctionnent convenablement. Je repars, mais en redoublant de vigilance car c’est un rocher de la même couleur que le sable qui a heurté le pont avant en nous arrêtant brutalement. L’avertissement est sans appel, je risque de ne pas avoir une seconde chance.


Ce n’est pas le moment d’être couarde. Je me sens prise par un bon coup de déprime, ce n’est pas du tout le moment de faiblir. Alors ! Mektoub ! La région est particulièrement déserte et s’étend sur des milliers de kilomètres. Tanezrouft m’attend et je sais qu’on le surnomme ‘’le désert de la soif’’, considéré comme le désert absolu dû à son extrême aridité. Je dois impérativement tenir le coup, braver en toutes circonstances tous les dangers qui se présenteront inévitablement.

Agadez, l’ancienne capitale des sultans Touaregs au XVème siècle, a un charme fou. Une girafe s’y promène dans ses rues et me regarde du haut de ses cinq mètres. Je visite sa mosquée qui domine toute la contrée environnante et son marché qui grouille d’une plaisante animation. A la station-service qui est également le garage pour véhicules sahariens, je suis prise d’un grand réconfort à la vue de toutes sortes d’engins 4×4 d’une taille démesurée, le check-up complet va être exécuté d’une façon technique par de vrais professionnels. 

Je quitte Agadez avec une petite mélancolie car cette petite ville m’a vraiment charmée et je m’aventure vers Assamaka sur des centaines de kilomètres vierges de toute présence humaine, la piste est très sablonneuse mais je commence à être bien rodée, ce qui me donne un surplus de confiance.

A la frontière Niger-Algérie je me fais surprendre comme une véritable novice. Le fech-fech tapi sournoisement sous mes roues me tend son piège mortel. J’ai pris l’habitude de m’enliser et je sais parfaitement comment cela se passe, seulement cette fois c’est complètement différent, non seulement je suis immobilisée, mais de plus, je m’enfonce comme dans des sables mouvants, mes roues patinent dans le vide, dans une farine pulvérulente, il m’est impossible d’éviter l’enlisement fatal. J’arrête de couler grâce à la surface de mes ponts et de mon châssis. J’ai beau accélérer, mes roues tournent à vide. Malgré les pneus dégonflés au maximum, l’utilisation des plaques de désensablage, les pelles qui ramassent du sable qui coule comme de l’eau, je reste clouée, sans pouvoir avancer d’un millimètre. Tous mes rêves s’effondrent, le fech-fech se referme sur moi, insidieusement, silencieusement. 

L’arrivée inopinée d’un groupe de bédouins vient nous prêter main-forte, j’arrive enfin à me sortir de ce traquenard mortel. C’est à croire que la providence se trouve toujours là pour aider le voyageur en péril. Pour récupérer de la fatigue extrême  occasionnée par cet enlisement, les nomades  nous invitent dans leur campement qui ne se trouve pas trop loin. Cela me permet de voir leur mode de vie simple et tranquille, ainsi que les gracieuses jeunes filles gardiennes de dromadaires qui ne semblent pas du tout souffrir de cet isolement. En voyage, toutes les mésaventures se transforment en histoires inoubliables. Ce sont elles qui font tout le piment de l’aventure.

Encore quelques tampons à Assamaka et j’attaque le Tanezrouft en direction d’In Guezzam. Un panneau me signale Agadez 940 km, In Salah 645 km, Tamanrasset 400 km. In Guezzam n’est qu’un petit bordj noyé dans les sables, une touffe d’arbres et deux épiceries dégarnies. Mon châssis ne voit que caillasses agressives, sable traître et centaines de kilomètres qui ne mènent qu’au néant. 

Le désert n’a besoin ni de paroles, ni de mots, je le comprends à travers ses silences. Je croise peu d’animaux, ce n’est que la nuit que je vois passer des scorpions ou des gerboises, et le jour les lézards qui filent vélocement me transmettent toujours un certain courage. Enfin, après des heures de souffrances ponctuées par l’inquiétant vapor-lock , qui finit par nous apporter une distraction dans cette désolante monotonie, j’aperçois au loin de belles montagnes brunes qui annoncent le Hoggar. 

Après mes angoissantes souffrances, je m’attendais à un accueil plus chaleureux à l’horrible douane de Tamanrasset où l’on m’a mise à nue, y compris sièges, matériels, jusqu’au filtre à air, ceci à cause d’une cartouche oubliée. 

Donnez-moi les dangers du grand désert plutôt que les hommes et leur politique. 

Désabusée, je file vers le Hoggar, visiter l’ermitage du père de Foucauld dans l’Assekrem qui culmine à 2700 mètres d’altitude. Le Hoogar est une région sauvage, des pics fauves à perte de vue. La maison du père est à peine plus grande que moi et le coucher de soleil mauve me font comprendre la raison de sa retraite dans ce lieu magique, qui se prête à la méditation. 

De retour à Tamanrasset, je me rends compte que je voyage à l’envers. Tout d’abord,  personne ne passe par le Sahara espagnol pour traverser la Mauritanie et personne ne parvient à Tamanrasset en provenance du sud, les voyageurs arrivent en général d’Europe en passant par l’Afrique du Nord.


Ces grandes solitudes m’entraînent vers des réflexions ésotériques. Qui a raison dans tout cela ? Je ne cherche pas à le savoir, par contre ce mélange hétéroclite me rend heureuse et m’ouvre toutes les pistes, l’esprit prêt à recevoir.
C’est paradoxal, la solitude augmente la perception de ma sensibilité. Est-ce dû à la déception que m’apporte les autres ? Leurs babillages incessants me remplissent de vide ! Et ce vide ne nourrit pas ma soif de vie.
Pour toutes ces tribus au mode de vie si simple et riche à la fois, je n’ai jamais été la vieille Matameye mais plutôt, l’Unique Matameye, ce qui n’est absolument pas le cas de mes contacts avec mes congénères domestiquées de la ville, les soi-disant ‘’évoluées’’ de la grande ville qui ne vous jugent que sur votre apparence. 

Alors que mes semblables cherchent à vivre en groupe, serrées les unes contre les autres, sans espace vital, je préfère de beaucoup la solitude qui me fait ressentir l’essentiel et donner de l’importance aux choses qui le méritent vraiment, les vrais moments de la vie.

Randolph Benzaquen

Partager cet article :

Facebook
Twitter
LinkedIn