Le second souffle

Chapitre IX

L’Afrique noire 2

De Mopti, je me dirige vers le pays Dogon, mais la falaise de Bandiagara m’en interdit l’accès. Je reste donc avec un gardien en attendant les commentaires de Rand et Phil sur ce pays qui semble t’il reste une région différente de toutes les autres par son architecture, ses habitants, ses croyances et sa beauté hors du temps. C’est ce que j’entends, en particulier sur l’édification des villages, sur leurs connaissances de l’astronomie et ce qui les a le plus marqués, le marché à l’air libre cerné par de majestueux baobabs, ainsi que le village d’Irelli, authentique et pas encore pollué par le tourisme inexistant.

Toujours en forme, le périple se poursuit, je pète le feu. Je me dirige vers Hombori, Tombouctou, direction Gao.
Hombori est un vieux village. C’est la capitale de l’empire Songhaï qui a régné pendant des siècles et s’enrichissait tout comme Tombouctou avec le commerce des caravanes. Notre cap suit les monts Hombori, prolongement de la falaise de Bandiagara. Je ne peux pas me perdre, je n’ai qu’à suivre la ‘’main de Fatma’’, un pic rocheux caractéristique en forme de main qui s’élève haut dans le ciel et qui me montre la route à suivre. 

La région est peuplée de Peuls dont la principale activité est de s’occuper du bétail. Autour des points d’eau, une intense activité règne. Je suis garée près d’un puits, entourée de toutes sortes d’animaux que l’on abreuve. Les zébus constituent le cheptel le plus significatif, mais j’aperçois également des dromadaires, des ânes, des chèvres. Je suis fascinée par un petit enfant qui a la charge de puiser de l’eau aidé d’un énorme zébu qui remonte du puits les récipients remplis à ras bord. Ce petit bonhomme de vingt kilos tire par les naseaux un animal de six cents kilos. 

Dans cette ambiance chargée de poussière, je suis dans mon élément, je vis l’aventure que je désire. J’entends au loin, le doux son d’une flûte qui résonne avec la même délicatesse qu’une sonate de Bach. Les Peuls que je croise me plaisent, leur silhouette est élancée, en totale harmonie avec leur milieu ; les femmes sont moulées dans une étoffe bleue, leurs jambes sont protégées par des bracelets en métal. Cette race me fascine par son élégance et sa dignité. 

Avant d’atteindre Gao qui est ma destination, je me dévie de ma route pour me rendre à Tombouctou, ce nom à une telle résonance dans tout le Sahara que le détour s’impose. La piste est terrible, après Tarfaya, c’est la plus ardue que j’entame. Cela en vaut-il la peine ? Ne risque-t-elle pas de me gâcher la suite du voyage ? Je peux l’éviter, l’expédition ne sera pas perturbée pour autant. J’ai entendu dire que Tombouctou n’est plus que l’ombre d’elle-même, mais je m’entête et continue à rebondir dangereusement sur cette piste infernale. J’ai peur de rendre l’âme et de mettre mes compagnons en danger de mort, il n’y a aucun nomade pour nous renseigner ou pour nous réconforter. 

Je me suis engagée, je continue, ma nature tenace me fait tenir le coup et malgré tout la piste est belle. Je roule sur un terrain sablonneux semé d’acacias et de petites dunes de sable. Arrivée à Tombouctou, je cherche de mes gros yeux ronds, le charme de la ville, mais je ne vois que rues ensablées, des maisons en ruines, et de la désolation. Le temps, le vent, le sable ont effacé toute la magnificence de la ville. Sa gloire n’appartient plus qu’au passé, mais malgré son déclin, Tombouctou conserve une aura de magie qui la rend éternelle. 

Sa seule respiration se trouve à quelques kilomètres sur la boucle du fleuve Niger dans le port de Kabara au charme intemporel, les longues pinasses qui glissent sur le fleuve tranquille rendent l’endroit irréel et la maintiennent en vie. Je déambule timidement dans ses rues, la ville est surnommée « la ville aux 333 saints » ou « la perle du désert », j’entends Rand et Phil parler de l’interdiction qu’avaient les européens de pénétrer dans cette ville au risque de leur vie. En 1828, René Caillé avait fait l’exploit d’entrer dans la cité, dissimulé sous le costume d’un lettré musulman et d’en repartir vivant. 

Le vrai trésor de Tombouctou se trouve dans un ensemble de près de cent mille manuscrits datant de la période impériale au temps de l’Empire du Ghana, de l’Empire du Mali et de l’Empire Songhaï. Les manuscrits étaient détenus par les grandes familles de la ville. Les textes traitent de sujets variés notamment, la musique, la botanique, l’astronomie… Ces documents ont élevé Tombouctou au rang de ville universitaire. Les mosquées de Sankoré et sa Medersa, de Djingareyber et la madrasah Sidi Yahya témoignent de sa splendeur passée.


Cette visite m’a terriblement fait souffrir, et bien que plus allégée qu’au début de mon expédition, je me demande si je n’ai pas présumé de mes forces, je ne suis plus dans ma première jeunesse. Ces forces vitales me sont d’autant plus nécessaires que je me trouve au fin fond du Sahara, et qu’il me reste toute la traversée du Niger et de l’Algérie à parcourir. Il faudra bien que j’arrive à m’en sortir. Je suis responsable de la vie de mes hardis voyageurs. J’ai tout de même acquis une certaine expérience qui force ma connaissance et la connaissance est essentielle à ma survie. J’arrive à vaincre ma peur, je tente des choses que je n’aurais jamais osé faire seule auparavant.

Au retour, en me dirigeant vers Gao, je fais l’horrible constatation, que j’ai immodérément consommé mon carburant, l’angoisse me prend, je risque la panne sèche et il n’est pas en mon pouvoir de pouvoir freiner cette petite aiguille qui se dirige inexorablement vers le zéro. Zéro qui ne signifie plus rien, le néant, la panne et la mort tapie derrière elle. Je ne pensais pas avoir à utiliser autant le crabotage, ce pompeur d’énergie, cet assoiffé de carburant qui m’a vidé de mes forces vitales. Où trouver ce précieux liquide dans cette région désertique ? C’est à croire qu’il faudrait remorquer une citerne pour être tranquille au Sahara !

Je me rapproche des bords du fleuve où se trouvent les pêcheurs Bozo, c’est le seul endroit où il me reste une chance de trouver de l’essence, mon ultime espoir ; mais rien, la recherche s’avère angoissante, les heures défilent, j’avance doucement, sans à-coups, à l’économie, je n’ose même plus regarder mes compagnons dans le rétroviseur de peur de voir leur angoisse qui ne ferait que me perturber davantage, ou de percevoir dans leurs yeux la honte de mon échec. 

Mais je ne sais pas qui pourrait détenir ici de l’essence, elle ne leur servirait à rien, les pirogues avancent à la rame. Et cette sacrée aiguille qui baisse mortellement, comme une guillotine. Je dois persévérer coûte que coûte. Le temps s’écoule, je cherche désespérément, je m’allège, la hantise de la panne sèche m’obsède. Tout au loin, dissimulée par de hauts branchages une petite hutte se profile, le long de la berge quelques pirogues plus grandes que les embarcations habituelles attirent mon attention, je m’y dirige avec l’énergie du désespoir ou plutôt du dernier espoir car ma jauge flirte dangereusement avec le zéro, son point du non-retour. 

Quand j’aperçois à l’arrière des barques des petits moteurs, mon régime s’emballe, dans un dernier sursaut, je me permets le luxe d’accélérer. La chance ou la bonne étoile viennent à mon secours. La vision magique, de gros fûts métalliques apparaissent bien rangés le long de la cabane. Je me hâte dans un dernier effort, je m’en rapproche en proie à une vive émotion, et enfin je sens l’odeur forte du carburant qui me grise d’un plaisir qui me remplit de vie.
C’est vraiment mon jour de chance, car j’apprends que c’est le seul pêcheur de toute la région longeant le fleuve Niger qui en possède. 

C’est la station-service la plus glorieuse de toute mon existence, elle dessert tous les pêcheurs des environs sur plusieurs dizaines de kilomètres. Je trouve que les barques à moteur ont un charme fou, de plus, ce pêcheur Bozo est d’une sympathie et d’une honnêteté hors du commun, il aurait pu abuser de cette situation, mais non, son prix est très convenable, et son invitation à nous joindre à son repas des plus chaleureuses. 

Moi, goulûment, j’avale le précieux liquide qui me remplit de vie et qui va me permettre de continuer mes pérégrinations dans cette Afrique pleine de charme et d’imprévus. Je suis bien une Land Rover par mon amour de l’Aventure et par l’excitation de la découverte.

Arrivée enfin à Gao le réservoir presque à sec, je prends conscience de la chance qui nous a accompagnés tout le long du périple. Je suis convaincue que cette chance suit le voyageur, toujours prête à l’aider quand le besoin s’en fait ressentir. 

Gao est une ville carrefour entre le Sahel et les régions du centre saharien. Garée sur la rive du fleuve Niger, je vois mes compagnons s’éloigner sur une pirogue sur un plan d’eau serein, ils recherchent les sensations de l’Afrique profonde, moi, j’ai le ventre à nouveau plein et j’attends la suite des évènements avec quiétude et curiosité car Gao est divisée par le fleuve Niger dont on n’aperçoit pas l’autre rive et que l’on traverse à l’aide d’un bac. Mais quel bac ! Le nom est faible et peu significatif, c’est plutôt une arche de Noé et je me sens particulièrement fière de faire partie du chargement disparate qui le compose. J’ai l’impression d’avoir été choisie pour y être intégrée, et que tout ce voyage périlleux s’est effectué pour me mener à cela.

Deux autres véhicules, des taxis brousse m’accompagnent mais ils sont loin d’avoir mon allure d’aventurière. Les animaux qui me côtoient s’en sont rendus compte, les dromadaires se frottent contre moi, les chèvres lèchent mes roues, les moutons me lustrent de leur douce toison, les  zébus palpent mon pare-choc de leurs cornes pour me saluer et tester mon endurance, les ânes s’appuient sur ma carrosserie comme pour me soutenir, les poules se penchent à mes fenêtres pour en savoir plus et en informer les autres, tous ont l’air de s’intéresser à mon périple. Je me sens flattée et adulée. Mon odeur leur raconte les épreuves endurées. Après la traversée de régions désertiques, me voilà entourée d’une animation et d’une attention qui me comblent mais qui, je l’avoue, m’oppressent un peu. J’ai l’impression que mon espace vital s’est rétréci. Mon côté sauvageonne prédomine toujours. Le reste de la marchandise n’est que du fret comparé à ce que je leur raconte. Je fais rêver les taxis brousse qui ne connaissent que la routine.

Cette traversée animée s’effectue sans heurts, mais en accostant sur la rive nord, mes phares n’en reviennent pas, ce que je désirais le plus, tout ce dont je rêvais depuis le départ du Maroc s’offre à moi. Toutes les souffrances supportées, tout mon voyage prend un sens, je n’espérais pas être comblée à ce point. Quand je pense à mon enfermement dans ce sombre garage humide de Gibraltar, tous mes ressentiments s’évanouissent à la vue de centaines de dromadaires surgissant d’une colline et se dirigeant noblement vers nous, avec leur dignité légendaire. Ils sont lourdement chargés de plaques de sel pour y être déchargés sur la rive du fleuve. Ces plaques vont par la suite être transportées sur de grandes pinasses qui les amèneront dans les lieux les plus reculés du Sahara. Gao a conservé son statut de ville caravanière et garde à l’instar de Tombouctou sa place dans l’imaginaire collectif.

Les Touaregs qui les accompagnent, visage recouvert par leur chèche qui les rend mystérieux, m’impressionnent par leur prestance, ce sont les vrais seigneurs du désert. Je sais et pour cause d’où ils viennent, les souffrances et les privations qu’ils viennent d’endurer. Ces rares hommes non sédentarisés respirent la liberté. Dans le monde, il reste si peu d’hommes ayant conservé une telle indépendance, mais malheureusement ils sont voués à disparaître. Je me fais discrète et respectueuse, sans pour autant perdre ma curiosité et mon admiration. Ils viennent de parcourir pendant des semaines sous un soleil accablant ce que j’aurais parcouru en quelques jours. Avec un insigne honneur, je me range à leur côté et laisse mes deux compagnons se mêler à leur groupe pour les côtoyer en toute intimité et leur donner un coup de main dans le déchargement délicat de leur précieuses plaques qui représentent la vie pour les sahariens. 

Je reste d’autant plus attentive à toute cette animation car je pressens que notre mode de vie trépignant aura tendance à les faire se dissoudre, dans un temps plus ou moins court, broyé par l’avancée inexorable de notre civilisation. L’azalaï liée au commerce sera engloutie par les énormes camions du modernisme. Tout a un temps, j’observe les moindres mouvements avec un intérêt rempli de mélancolie. Le dromadaire est le maître du désert !

Je sors du Mali par Labezanga, traverse assez rapidement la Haute-Volta vallonnée de collines vers Ouagadougou, je passe la frontière à Firgoun pour me diriger vers Niamey, capitale du Niger. A Niamey, comme à leur habitude, mes amis s’arrêtent au bureau de poste pour adresser des nouvelles à leurs proches et surtout pour envoyer les précieuses pellicules de photos à la maison Kodak en France. Le chef du bureau de poste est tellement intéressé par notre aventure qu’il nous permet de camper dans le jardin de la poste protégé par un mur d’enceinte. Il s’informe et tient particulièrement à savoir comment vivent les gens dans les autres pays d’Afrique. Je prends un repos bien mérité, protégée par des arbres et en compagnie d’une chèvre à quatre cornes. Cependant  mes compagnons bien que fatigués s’en vont tout guillerets, invités à un mariage traditionnel, pendant que le tam-tam de la fête berce ma nuit. Quelques heures plus tard, je les vois revenir les yeux encore émerveillés par leur nuit africaine. Il semble que l’accueil des nigériens ait été à la hauteur de leurs espérances.

Le lendemain, la poste reste fermée, j’apprends que c’est la fête Nationale, un grand défilé est prévu pour cette occasion, ce qui me permettra de voir tous les us et les coutumes du Niger. Les fiers cavaliers Djermas défilent par centaines dans leur costume de guerre aux  couleurs chatoyantes, de grands manteaux brodés de motifs floraux jaunes, bleus et rouges, de casques rouges surmontés d’un plumet de plumes d’autruches, armés de poignards et de longues lances torsadés et protégés par de grands boucliers en peau d’antilope colorée. Ils sont suivis d’innombrables chameliers montés sur des selles rouges portant lances et poignards incurvés. Je me sens bien nue devant la dignité de ces guerriers qui me content l’histoire de l’Afrique. Cela a l’air paradoxal, malgré le danger de voyager seule dans d’immenses contrées farouches, je m’y sens beaucoup plus à l’aise et libre qu’en Europe où tout est nettement plus régi.
Le lendemain, petit détour au consulat de France pour obtenir le plus de renseignements possibles pour la suite du voyage. Le consul nous prend en sympathie et par précaution avant de m’enfoncer dans le désert algérien, je me déleste du fusil qui en fait ne nous avait jamais servi, mais qui par contre pouvait nous occasionner de nombreuses complications.
Cette fois, je quitte la zone sahélienne pour m’aventurer à nouveau vers le Sahara profond. Nouveaux tampons à Tahoua, ancienne étape caravanière où toutes les langues de la région se côtoient dans son marché très animé.

Randolph Benzaquen

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