Le second souffle

Chapitre VII

Vers Nouakchott

Le ruban de la piste défile sous mes roues. En dépit des centaines de kilomètres parcourus, j’ai cependant l’impression de faire du sur place. L’immensité se trouve à mes pieds avec pour seul horizon la rotondité de la Terre. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si je suis sur la bonne piste. Je m’engage dans des vallées grandioses qui m’intimident, je les ressens comme des gouffres béants vers l’inconnu. Vais-je y trouver l’enfer ou le paradis ? 

Si je fais fausse route, il me sera impossible de faire machine arrière, malgré l’essence embarquée, la panne sèche serait inévitable. Je risque de tourner en rond sans pouvoir m’orienter, d’errer jusqu’à l’épuisement sous le soleil implacable. Les cahotements angoissants dus au vapor-lock reviennent fréquemment, c’est désagréable, j’étouffe, je perds toute mon énergie, ma traction s’en trouve considérablement réduite. Et si je n’arrivais pas à repartir, que deviendrons-nous ? 

Mes compagnons manifestent une grande attention à mon égard. Je leur suis reconnaissante de l’importance qu’ils me donnent. Nous ne formons plus qu’un devant l’adversité. Dans cet univers hostile, sans eux je ne suis rien, sans moi ils ne peuvent rien. Je dépends d’eux, ils dépendent de moi. Une fusion s’est opérée entre eux et moi. Si mes conducteurs se montrent à la hauteur des épreuves qui nous attendent, alors nous risquons d’aller loin. Cette interdépendance nous soude. Je me sens  aussi importante qu’eux, ce n’est pas de la suffisance de ma part, je nous vois comme trois maillons d’une même chaîne, nous formons un ensemble solidaire beaucoup plus efficace pour la réussite de notre aventure. 

Je trouve que mon caractère présente un avantage certain, malgré les risques qu’il entraîne. Lorsque je me trouve dans une situation délicate qui pourrait bien vite devenir dangereuse, j’évalue avec une extrême rapidité le risque encouru, je prends alors une décision et je m’y accroche de toute mon énergie quelle qu’en soit l’issue, le regret ne vient jamais me perturber.

Le tout est de soupeser les aléas avec logique, de se décider et de s’y tenir pour mettre le plus de chance de réussite de son côté. La décision prise, j’élimine la souffrance du doute qui me mine, ainsi je n’ai plus à combattre mais à agir. Mon pire ennemi est l’indécision !
Je croise un troupeau de dromadaires, je m’identifie à leur manière d’errer librement. Leur dignité, leur endurance calme, me transmettent de l’énergie en remettant toutes choses à leurs places. Bien que plus lents que moi, ils sont capables de s’aventurer où bon leur semble. Rien ne les arrête !

J’en ai assez d’avancer en me demandant constamment si je ne fais pas fausse route, surtout après avoir perdu la tête en poursuivant un fennec à la nuit tombante, je ne savais plus où se trouvait le nord et le sud. Dans les endroits sablonneux, je ne contrôle plus rien, mes roues avancent, guidées comme sur des rails. Je décide donc, tout simplement, de poursuivre mon chemin sur de vrais rails, ceux du petit train jaune de la Miferma qui exploite le fer de la région et qui mène à la petite ville de Zouérate, là, il n’est plus question de se perdre. 

Ce dernier que j’ai croisé et qui m’a gentiment écarté de son parcours en faisant agir sa sirène, a certainement dû prévenir les habitants de Zouérate qui me font un accueil triomphal à l’entrée de la ville, surtout les femmes françaises qui, loin de leur pays, veulent avoir un contact venant de l’Europe. 

Je suis l’attraction, entourée comme une petite reine. Non loin, se trouve F’dérik, ex Fort Gouraud, avec toutes les aventures que l’on peut imaginer. Je rejoins Atar, où je me permets une petite excursion à travers les dunes roses du ksar de Chinguetti, écrasée de chaleur. Je rêve en imaginant cet ancien centre caravanier, du temps de sa splendeur, entouré de dizaines de milliers de dromadaires. Le temps a tout effacé, il ne reste que des rues muettes, des maisons ensablées, balayées par le vent. Ce vent que je retrouve dans la musique saharienne que j’écoute. J’ai décidé de rouler dans la musique du pays que je traverse, cela me permet de mieux sentir son âme.

Je croise d’énormes camions équipés de dix-huit roues, qui portent à eux-seuls en plaque de sel, la charge de centaines de dromadaires. A côté d’eux je ne suis qu’un suppositoire.

Un matin, Phil a disparu! nous ne sommes plus que deux. Où a-t-il bien pu se fourrer, rien n’entrave ma visibilité à des kilomètres à la ronde, il ne s’est tout de même pas volatilisé ? Tout au loin, j’aperçois une mince élévation qui semble être des restes de vieilles ruines. Il a peut-être eu la curiosité d’y jeter un œil. Après deux heures trente d’une attente insupportable, je vois enfin Phil revenir, bardé d’appareils de photos en bandoulière. 

Ce contretemps a entraîné une forte altercation entre Rand et Phil, car non seulement il y avait eu l’inquiétude, mais encore l’attente angoissante et la perte de trois bonnes heures, les heures les moins chaudes. Phil voulait prendre son thé matinal alors que tout le matériel était rangé. J’étais impatiente, prête pour le départ. Je comprends que Phil, en photographe consciencieux, se devait de visiter ces ruines, mais la réaction de Rand est totalement justifiée car nous nous trouvons en plein désert et le voyage est assez compliqué. J’ai surtout, j’ai très envie de ronronner, d’avaler des kilomètres, de voir fièrement mon trajet s’inscrire plus profondément sur la carte d’Afrique. 

Aidée par la musique saharienne qui me fait avancer au rythme du vent, je me fraie un chemin en me dirigeant vers Nouakchott. Cela fait presque dix jours que cela dure. Je me sens lasse d’éviter les ornières, les rochers, le sable, d’être secouée lamentablement comme une marionnette

désarticulée. Je commence vraiment à fatiguer. Alors je continue à trimer, à soulever la poussière en état de soumission, en avançant au ralenti, sans en voir la fin. Soudain, à ma grande stupéfaction, j’aperçois de gros blocs de pierre qui barrent l’accès à une piste large et lisse comme un billard. Je ne me fais pas prier, j’écarte les blocs et me voici à près de quatre-vingt kilomètres heure sur ce tronçon de route en construction. Finie, pas finie, je me sens le droit de l’utiliser, c’est ma récompense. 

Au loin, quelques ouvriers tentent de s’interposer, je n’y fais pas cas. Ces hommes qui gesticulent, imaginent-ils un seul instant les épreuves que je viens d’endurer ? Envahie par l’euphorie de ma liberté nouvellement retrouvée, je rechigne à l’idée de stopper mon élan, un instinct meurtrier me pousse à continuer. Pour moi, l’aventure passe avant l’indignation de quelques ouvriers consciencieux. Je m’approche dangereusement, sans aucune intention de ralentir ma course, mais ma loyauté me fait me dévier de ma route au dernier instant. 

Contrariée, je dévale brutalement le remblai et me dirige vers Nouakchott en cahotant à nouveau. Les ouvriers surpris, restent ébahis, les bras ballants, certains hurlent des mots que je ne saisis pas mais que je peux comprendre aisément. J’ai failli réagir avec agressivité et leur rentrer dedans, comme si j’étais encore à la guerre, c’est certainement dû à la fatigue des jours précédents. Le Sahara a commencé à distiller en moi ses ondes de liberté sereine qui me font entrevoir la vie sous un angle différent. Délicatement le Sahara m’apprend le détachement et surtout l’attachement aux valeurs essentielles. 

Nouakchott, est la capitale de la Mauritanie depuis à peine plus de dix ans, un bien grand mot pour une ville terne, triste, ensablée et sans âme. Mais je suis heureuse car le désert est derrière moi, j’ai atteint le but que je m’étais fixé et je pense pouvoir continuer mes explorations africaines. J’espère que mes compagnons en sont également conscients. Je me trouve au bord de l’océan Atlantique, enfin des étendues d’eau et non de sable et de rocaille. Demain, je me dirige vers Rosso, frontière du Sénégal, située à environ deux cents kilomètres. Les gens commencent à être plus noirs de peau, d’un contact beaucoup plus ouvert que les mauritaniens.

Randolphe Benzaquen

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