Chapitre II
C’est quand on prend conscience du manque de quelque chose, qu’il prend toute son importance.
Les occupants, quel mot impersonnel ! Ces occupants, ce sont de jeunes militaires, eux-aussi pris dans la machine infernale de la guerre. A leur contact, j’ai fini par les connaître. Je les entends parler, rire, crier. Je les sens quand ils ont peur et qu’ils sollicitent toute la force de ma traction pour les sauver. C’est ma façon de les réconforter en faisant hurler mon moteur, en affolant mes pistons,
Ainsi ils se sentent plus en sécurité. Je les embarque dans une fuite éperdue qui nous dope d’adrénaline. Je m’élance, bondis, contourne, en faisant valser mes passagers. Quand ils enclenchent mon crabotage, alors là, rien ne m’arrête. Dans ces moments, nous sommes tous solidaires et je deviens l’élément essentiel de leur survie. Ce ne sont pas des êtres nés pour s’entretuer, ils sont tout simplement là pour satisfaire la folie qui embrume l’esprit de leurs dirigeants.
On les considère comme de la chair à canons. Je vois bien qu’au fond ils sont bons, j’aime tant les entendre parler de leur pays, de leur mère, de leur père, de leur femme, de leurs enfants. Des moments pendant lesquels leurs voix s’emplissent d’émotions, de chagrins, de regrets. C’est quand on prend conscience du manque de quelque chose, qu’il prend toute son importance.
Où se sont-ils embarqués sans l’avoir vraiment décidé, où les mène-t-on ? Quand ils se posent la question de leur existence, il est beaucoup trop tard. Tous se demandent s’ils retrouveront le charme des temps reculés où ils ne se rendaient pas compte de leur bonheur. La pression de leurs mains sur mon volant, ma carrosserie, me renseigne sur leur état d’âme. Quand ils font rugir mon moteur, les quatre roues motrices enclenchées, je comprends que je dois vite les sortir du bourbier dans lequel ils se sont fourrés. C’est à croire qu’ils cherchent les ennuis, mais je suis dans mon élément, je peux m’engager sur les terrains les plus accidentés. Lorsque je surgis au sommet d’une colline avec un feu nourri qui me talonne, mes gros yeux savent instinctivement quelle direction prendre pour avoir le plus de chance de m’en sortir et d’éviter les bombardements et surtout l’ensablement qui nous serait fatal. Pardon ! De nous en sortir !
Mes roues s’accrochent à la moindre aspérité du terrain, mon moteur rugit, je dévore l’espace en cherchant le salut, j’ai le don de me faufiler entre les explosions et les trous d’obus. Je m’engage, là où cela vient de cogner dur, j’ai appris à la longue qu’un obus tombe rarement au même endroit. A la suite de cela, quand enfin, nous arrivons à nous extraire de ces effrayantes courses contre la mort, ils me flattent, me caressent, me cajolent, avec le même ton qu’ils emploient quand ils parlent des êtres qui leurs sont chers. Comment l’homme peut-il s’infliger de telles souffrances ? Je lui reste malgré tout, dévouée corps et âme. Je l’aide de toute ma vigueur pour augmenter nos chances de survie. Mais tout a une fin, la guerre s’est terminée et nous étions vivants.
J’en tirais une grande fierté. J’étais en vie mais bien commotionnée, tous les éléments qui me constituent avaient été mis à rude épreuve. Pendant la révision, des changements d’organes sont intervenus à tous les niveaux, les hommes m’ont inspectée, retapée sous toutes les coutures. Une vraie cure de rajeunissement. Ensuite, ils m’ont fait voyager dans un petit pays où l’air était beaucoup plus respirable. J’ai débarqué à Gibraltar, petite colonie britannique, pleine de charme, d’océan et de senteurs, peuplée de gens affables, chaleureux et respectueux du monde qui les entoure.
Sa situation géographique et les évènements qui ont envahi l’Espagne pendant la guerre civile font de Gibraltar une terre à part, un peu en marge des problèmes qui sévissent en Europe. Cet îlot forteresse, creusé de toute part, équipé pour résister à toute invasion, est le gardien du détroit et de l’accès à la mer Méditerranée. Le contrôle du passage vers l’Atlantique restait ainsi assuré. Malgré ce rôle crucial, Gibraltar est tout de même restée dans son esprit, à l’écart des vieux problèmes qui enveniment la vieille Europe. Là, j’ai pu me ressaisir, retrouver toute ma sérénité, oublier les horreurs dont j’avais été témoin, sans pouvoir faire plus que ce que je n’avais fait vaillamment.
Seulement, le temps passe vite et cela fait quelques années que je me la coule douce, ma vie est devenue d’une quiétude presque ennuyante, puisque je transporte des fruits et des légumes. Il est vrai que je préfère ces odeurs plutôt que les relents de mort qui émanaient de la poudre. Je prends beaucoup de plaisir lorsque je livre ma marchandise dans les hôtels et demeures situés dans le Mont Calpé, la montagne environnante. A mesure que je prends de l’altitude, les horizons s’ouvrent à l’infini. Sous la lumière étincelante du soleil, à mes pieds, s’offrent en premier la Méditerranée, l’Atlantique, puis plus loin, l’Espagne et l’Afrique. Tout cet environnement rend Gibraltar mystérieuse et envoûtante. Tous mes sens sont en émoi, la nature et les chèvres qui broutent dans la garrigue semée de pins et d’oliviers m’adressent des messages qui me comblent de bonheur. Au sommet, je laisse les macaques grimper sur ma carrosserie ; ils sont paraît-il le garant de la souveraineté anglaise sur le Rocher. J’ai entendu dire que Winston Churchill remarquant que leur population était déclinante en avait secrètement fait venir d’Algérie et du Maroc, pour que les singes continuent à protéger Gibraltar.
En ville, particulièrement dans Main Street et tout autour du port, je croise des compagnes plus embourgeoisées que moi, mais dont l’allure est des plus sympathiques, bien que plus luxueuses, elles me considèrent avec respect car elles savent qu’un jour ou l’autre, elles peuvent avoir besoin de mes services. Bon, je sais ! Elles sont British comme moi. Par british, j’entends aussi tout un humour et un flegme qui me vont très bien. Toute une conception de vie que j’entretiens. C’est cet esprit qui nous a fait gagner la guerre, surtout quand mon pays s’est retrouvé seul, pendant près d’un an, face au nazisme. Il s’est maintenu, la tête haute, pendant qu’il subissait de terribles bombardements.
J’étais fière de savoir que toute une population a gardé son sang-froid, marchant d’un pas contrôlé pour ne pas céder à la panique quand elle se rendait dans le métro pour s’abriter et, bien qu’effrayée par les dégâts et le bruit assourdissant, les anglais conservaient leurs habitudes qui leurs maintenaient un moral haut, dans ces sous-sol le rituel du thé était maintenu et quand parfois à leur sortie ils constataient que leur habitation avait été détruite, les journaux, le lait, le courrier, continuaient à être livrés sur les gravats permettant ainsi à la population de ne pas perdre son mental.
Je coulais des jours heureux, insouciante, je respirais l’air du large sans même penser que ma vie pourrait un jour changer. Mais à mon détriment, j’ai appris que rien n’était acquis, que du jour au lendemain tout pouvait basculer. Sans montrer aucun signe de faiblesse, je me suis retrouvée au fond d’un garage humide et sombre, délaissée pour un temps qui semble interminable. Je n’arrive même plus à voir ce qui se passe à l’extérieur, parfois j’entends quelques voix lointaines qui avivent ma nostalgie et j’attends avec impatience l’appel du rassemblement du quartier militaire qui ne se trouve pas trop loin. ‘’Shoulder arm’’, c’est mon réveil, mais à quoi me sert-il, puisque je ne bouge pas ! Je suis emprisonnée depuis plusieurs mois, je ne vais tout de même pas terminer ma courageuse vie oubliée de ceux qui m’ont eux-mêmes créée.
Quel miracle pourrait arriver à me sortir de ce caveau ? Si quelqu’un parvient à me faire décamper de ce trou, je suis prête à lui montrer ma détermination et mon envie de vivre et de faire vivre ceux qui me côtoieront. Prête à détaler vers les horizons qu’ils désirent pour notre plus grande satisfaction, comme je l’ai toujours fait et comme je le ferai toujours. Fasse le ciel que l’on se souvienne de moi, qu’à nouveau, je me sente indispensable.
Randolphe Benzaquen