Les nouveaux misérables (suite)

Embarquement pour Cythère

Chapitre XIX

« Après le pain, l’éducation est le premier besoin de l’homme ».*

Encore une fois, Grabat se noyait dans un verre d’eau. « Il tournait toujours, plus il tournait, plus il souffrait du mal d’amour”. *

Sa virée pour Cythère le mettait dans une situation confuse. La Thénardier avait ameuté les enfants, les cousins, les copains, les voisins. Le voyage de Grabat devenait une affaire familiale, chacun intervenait dans la décision du pauvre Gabat ballotté par la tempête familiale. Chaque jour, il envoyait à Ovate le compte rendu des décisions de ses meilleurs mauvais conseilleurs, orchestrés par la Thénardier.

Depuis Cythère, Ovate lui racontait cette île de délectation, ses vents et ses terres sauvages, elle lui racontait que « S’embarquer pour Cythère » était la promesse de l’amour éternel. Elle lui soufflait la poésie et la grâce de ce lieu du sud du Péloponnèse bercé par la mer Egée et la mer Ionienne aux bleus Klein si grisants, qu’aucun amour ne pouvait y résister. 

Elle lui racontait encore la divine Aphrodite, née sur les rives de Cythère, la femme aux nombreux amants, amoureuse de l’amour, parfois mariée au dieu du feu, Héphaïstos, parfois séductrice, et dont le charme avait attiré dans ses filets des amants célèbres comme Dionysos, le dieu de la fureur et de la subversion, célèbre pour ses fêtes orgiaques comme Grabat en rêvait, ou Hermès le feu divin, alors que la divine Ovate meublait ses jours de confinement dans le rôle d’infirmière en chef de Grabat, tandis que mille dieux n’attendaient qu’elle.

Les Aphrodite modernes sont des femmes auxquelles aucun homme ne résiste, elles sont l’incarnation de l’amour. Elles sont à la fois Hélène de Troie, ou Mata-Hari. Elles incarnent les anti héroïnes, mais aussi l’amour passion, la douceur, et la tendresse. Elle ne dévoilent jamais leurs sentiments, pensant que leurs héros auraient la délicatesse de les découvrir et de leur rendre l’amour qu’elles sont prêtes à leur offrir. Mais les faux héros sont inaptes aux jeux de l’amour, ils finissent toujours par renoncer à leurs faux-vrais amours ou à l’amour.

Ovate faisait encore l’effort d’informer Grabat de toutes les mesures en vigueur sur l’île. Elle lui donnait chaque détail de la vie quotidienne. On pouvait se promener au bord de mer, se baigner, sortir, faire ses courses, se restaurer sur la place centrale du village où tous les restaurants pratiquaient la vente à emporter en cette période de pandémie. La vie était douce au bord de mer, les mesures du confinement n’étaient pas très contraignantes. Cythère se laissait faire avec sérénité.    

À toute la poésie qu’elle écrivait pour adoucir cet homme triste, rustaud et indélicat, il répondait : « Lu« , accompagné de la dernière réponse du cousin, de la cousine, du voisin ou de ses enfants qui tentaient de le dissuader de faire le voyage, lui suggéraient plutôt l’idée d’un rocking-chair à son âge. « Quels petits cons », pensait-elle, Il manquait à ces gens interdépendants les uns des autres, la bienséance et l’éducation. Au cœur de cette société tribale, il y avait beaucoup de pain mais peu d’éducation.

Aucun membre de la troupe ne pouvait décider sans qu’un essaim d’emmerdeurs ne s’autorise à donner un avis. Grabat en perdait ses pédales, il ne savait plus à quel auguste de sa tribu se vouer. Il était dans la confusion, et adoptait une attitude déloyale qu’Ovate, n’allait pas gracier.

Ovate ne perdait jamais de temps en palabres ou en réflexions inutiles, elle allait toujours à l’essentiel, contrairement à Grabat qui perdait son temps à conjurer son mauvais sort et à écouter les abrutis qui étaient légion dans son entourage. Elle avait une aversion pour la servitude, le manque de courage, la malhonnêteté et les enfants mal élevés comme l’étaient Grabat et la Thénardier : des rebuts d’enfants mal élevés.

Malgré tout ce que lui disait Ovate qui était à Cythère, il persistait à utiliser ses combines habituelles pour s’extraire de son pétrin amoureux sans perdre la gueule. Au fil de ces conversations, Ovate doutait de plus en plus de la probité de Grabat. Peu à peu, elle freinait sa bienveillance à son égard, et lui demandait de cesser ses singeries : «  Ce petit voyage prend une ampleur qui n’a pas lieu d’être. Tu n’es obligé de rien », lui écrivait-elle, « Si cela doit conduire à autant de barouf, il faut abandonner. je n’ai aucune envie d’assumer tes affaires de famille et de vivre au rythme de la Thénardier où tu me mêles toujours de manière directe ou indirecte« . 

Grabat gesticulait dès qu’il sentait la lassitude de l’Ovate. Les jours suivants, il lui envoyait comme une victoire, le trophée du jour : la photo de son billet d’avion. Ovate n’était pas étonnée. Elle savait les méthodes de ce personnage sans mystère et sans surprise, en découvrant son environnement, elle comprenait mieux pourquoi elle avait eu tant d’aversion face à l’arriération de cette basse cour qu’elle n’avait jamais voulu à approcher dans sa jeunesse. Il n’avait pas été capable d’organiser une rencontre romanesque, et ce n’était pas avec lui qu’elle admirerait l’espace à bord d’un vaisseau spatial cinq étoile !

Après l’annonce de son arrivée, Grabat endurait de nouvelles crises d’anxiété. Il se perdait dans le tumulte de sa vie sentimentale. Les gestes les plus simples, les horaires du taxi, l’adresse exacte qu’elle lui avait mille fois communiquée, étaient pour lui des obstacles infranchissables. C’était épuisant. Elle regrettait déjà de l’avoir encouragé à faire ce voyage dont, au fond d’elle-même, elle ne voulait pas. Qu’allait-elle faire d’un mec dépendant, accablé et vulnérable qu’il fallait prendre totalement en charge. Elle ne pouvait plus reculer. En réalité, elle pouvait reculer, il lui suffisait de dire non à cet homme.

Elle savait qu’elle faisait fausse route. Tout cela n’était pas sérieux. Tout cela ne lui ressemblait pas. Mais elle finit par se fier au hasard comme elle l’avait toujours fait.

Et s’il était Barbe Bleue ou Landru ou Dracula !??

Elle y réfléchirait demain.

Ovate

* Les petits chaussons, Charlie Chaplin (Limelight)

*Danton

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