Les nouveaux misérables (suite)

Peter pan en Jupons

Chapitre VII

C’était le dernier jour d’immersion en forêt pour l’Ovate. Elle accomplissait une expérience qui correspondait à sa devise : « Rien n’est jamais impossible ». La forêt venait de lui ouvrir d’autres chemins, d’autres possibles, sortir du monde réel, de la pollution culturelle et intellectuelle du monde politique, médiatique, du brouillard des réseaux sociaux, de la pourriture où le progrès a jeté les hommes.

Dans la forêt, Ovate avait eu le privilège de virginiser son corps et son esprit pour revenir aux vertus intrinsèques. L’Ovate, l’embaumeuse des âmes selon le Barde, celle qui apporte la grâce, s’emparait avec avidité, de tous les dons que la forêt lui avait offerts, notamment les portes de la liberté. Désobéir aux ordres, aux grands principes, aux préjugés, rejeter les morales d’hier qui lient l’homme à la dépendance des dogmes, c’est du grand art !
Les nouveaux dogmes, le wokisme, la cancel culture, sont les virus de la pensée qui ont le vent en poupe et comptent parmi les nouvelles idéologies majeures du 21ème siècle, à travers lesquels les diables préparent et rêvent du Grand Soir, de la Destruction Finale de l’origine à nos jours.

A Rouen, le maire avait proposé de remplacer la statue de Napoléon devant l’hôtel de ville par une figure féminine. Les Black blocs s’apprêtaient, si on les avait laissé faire, à saccager les monuments historiques. Dans les musées les écolos, derrière Greta Thunberg, la marionnette verte, dégradent les œuvres d’art. Les tableaux de maîtres sont la cible des vandales extrémistes environnementalistes, les mêmes qui organisent à chaque COP les orgies festives les plus polluantes et les plus coûteuses.

On déconstruit tous azimuts. On met en place des nouvelles doctrines qui mènent aux dérapages dangereux que les états et leurs sbires ne peuvent plus gérer. Entre la pandémie et la guerre en Ukraine, la difficulté des flux migratoires, l’inflation s’envole, le gaz et le pétrole se font rares et chers, la pénurie et la flambée des prix des matières premières atteignent les plus faibles, les misérables, les « cancres, hères, et pauvres diables, dont la condition est de mourir de faim »,* et la terre, comme un skateboard, glisse à toute allure sur la pente d’une décadence incontrôlable.

Dans la forêt, l’Ovate avait partagé ses peines, ses incertitudes, ses questionnements avec tous les vivants de la forêt. Le barde lui avait même rapporté que tous les habitants de la forêt l’avaient écoutée. Elle leur avait confié une partie d’elle-même comme elle l’avait confiée à Grabat. Les peuples de la forêt l’avaient laissée s’exprimer librement et consenti à sceller avec elle le sceau de la fraternité, contrairement à Grabat qui voulait la garder dans le creux de son cœur, mais qui se débattait avec lui-même pour la faire disparaître virtuellement et réellement de son esprit torturé.

Elle quittait ce lieu cabalistique avec un pincement au cœur. Elle ressentait le chagrin de ce départ comme une rupture amoureuse. Elle y avait trouvé un refuge pour briser un lien, elle en avait gagné un autre plus sain et plus serein avec la nature.
Grabat ne serait jamais le Roméo qu’elle voulait dessiner. Outre ses ténèbres virtuels, il ne s’intéressait pas à grand-chose. Il perdait sa vie à collectionner des visages de femmes qu’il sélectionnait sur les réseaux sociaux. Il examinait méticuleusement chaque portrait. Il en conservait quelques-uns, il en mettait de côté, en éliminait d’autres, il gérait ainsi un stock de portraits virtuels comme un enfant veille sur ses bons points d’école. Et il passait d’un visage à l’autre tout en lui déclarant chaque jour son amour éternel.
Aucun doute, il y avait chez Grabat une pointe de sénilité indéniable qui le poussait à des attitudes infantiles. Ce bagnard des réseaux sociaux spoliait son temps et sa vie entre fantasmes et regrets.

Depuis des décennies, Grabat n’éprouvait ni joies, ni larmes, ni tendresse, ni amour, il payait ses trahisons à sa famille et à ses amis. Sa rencontre avec l’Ovate qu’il n’avait jamais vue ni même entendue, lui apportait un nouveau souffle de vie. Comme le pauvre Quasimodo, « il n’était guère qu’un à peu prés ».* Il espérait peut-être que grâce à cet échange avec Ovate, il ferait un pas de fourmi vers l’extérieur ? Mais au fond, elle s’en tamponnait le coquillard.

Grabat pesait des tonnes en complexes, il était abscons, compliqué, il était un souci, une difficulté, un ennui emberlificoté dans un labyrinthe inextricable.
Un jour de septembre gris et maussade, elle lui écrivait gentiment pour tenter de le sortir de sa torpeur : « Cette histoire que tu nommes si joliment “Cadeau du Divin”, mérite plus que la captivité de la prison d’un cyber monde au milieu d’un tsunami de mots. Si tu ne lui donnes n’a pas la chance de sortir de ces limites, tu finiras par la sacrifier sur l’autel des réseaux sociaux où elle s’éteindra de sa plus triste mort« .
La réponse de Grabat fut surprenante.
« Je suis pris à contre pied. Je suis attristé, mes mots et mes sentiments étaient, sont vrais. Les cadeaux, aussi précieux soient-ils, doivent être reçus avec patience. Les perdre subitement, est douloureux. Il faut également beaucoup de temps pour s’y accoutumer. Je n’ai jamais perçu nos échanges si éphémères soient-ils, comme une illusion, mais comme une certitude”.

Surprise par cette réponse, dont elle soulignait le mot « éphémère » qui s’opposait au mot certitude, elle constatait que Grabat était pleinement conscient de la fugacité de son « KDO du Divin ». Faire un tel amphigouri pour une remarque sans importance révélait sans doute des troubles du comportement et de l’esprit. l’Ovate réalisait que ce « KDO du Divin », traînait déjà en longueur et qu’au bout du compte, il ne ferait pas long feu :
« Je te faisais simplement remarquer que toute cyber conversation peut s’essouffler et se transformer en illusion », lui dit-elle encore.
La réponse fut plus délirante que la première :
« Réduire notre relation à une cyber conversation, n’est pas souhaité, la Covid , ne facilite pas son ancrage. J’espérais qu’elle soit plus forte que ces obstacles bénins, mon amour reste rare et entier».
Devant un tel cinéma, l’Ovate décontenancée, lui envoya un post d’apaisement pour mettre fin à la pseudo tornade qu’elle venait de provoquer involontairement.
Le bip final venait de sonner le tocsin de la réponse la plus improbable:
« Tu ne peux fracasser par terre, les morceaux les plus sensibles et fragiles de nos âmes, pour les récupérer de suite intacts. Laisse-nous le temps de ramasser les morceaux qui sont le plus complexe des puzzles. Tu es trop importante pour moi. Je t’aime ».

Mais qui était donc ce serpent à « sornettes » qui sortait tout droit de son cachot virtuel et qui ne cessait d’en rajouter sous la protection de son écran !
« Bonjour mon Amour, il m’est impossible d’associer un autre qualificatif quand mon cœur se projette vers toi, j’ai mal à la seule idée du manque de toi. Tout d’abord je te prie de m’excuser quand, quelquefois je t’ai chagrinée, par des mots trop crus, qui n’étaient que vouloir me rapprocher encore plus de toi , sûrement maladroitement, chaque minute, je pense à toi surtout versus, l’immense passion que je ressentais pour toi , avec la peur de ne pouvoir, te dire combien je te désirais, et je te désire. Je suis encore déboussolé, mon cœur n’est pas intact. Je ne veux pas négliger le KDO du bon Dieu. J’ai mal de te perdre, j’ai mal de t’imaginer poursuivre ta vie sans moi, j’ai mal à l’idée du manque de toi. Écris-moi, si tu veux, si tu peux, quand tu veux.
Malgré mon anxiété naturelle, je crois savoir que ton amour existe tout autant que le mien, je me réparerai plus vite, je dois soigner mes blessures. En déroulant le fil de nos échanges, mon cerveau ne comprend rien, rien de rien.
Tout échappe à mon esprit, anciennement, rationnel et rapide G de la compote de pomme à la place des neurones, et sur mes lèvres qui brûlent de ne pas connaître les tiennes… ».
« Ce premier baiser dont tu rêves, je voudrais qu’il se fasse sur un pas de danse », lui répondit-elle.
« Impossible de danser avec nos corps soudés ». lui dit Grabat.

Comediante ! Tragediante ! Ovate observait depuis le début de ce papotage, que Grabat se réfugiait toujours derrière une posture d’évitement, il mourrait d’amour pour elle, mais il n’avait pas l’audace de sa grande gueule, ni l’énergie de bouger de sa basse-fosse.
Le jeu n’était pas dangereux comme elle l’avait cru. Grabat n’était qu’un parleur, un dandy sur le retour, un « hyperboleur » pédant, satisfait de son langage suranné. Il croyait perdre 10 ans à chaque phrase. Il s’envolait ! Allons, se dit l’Ovate, allons voir jusqu’où il ira. Elle suivrait ce menteur jusqu’à sa porte.
Derrière l’écran de son iPhone 6s, il se faisait son cinéma en souhaitant l’épater. Il lui écrivait même qu’il avait perdu l’appétit, et qu’il avait pleuré des jours et des nuits à l’idée de l’essoufflement de ce qu’elle avait appelé une cyber conversation. Il avait vraiment des grains de riz dans les cylindres le pauvre Grabat, mais surtout, il avait étranglé ses désirs dans la capote anglaise de la virtualité. Elle demandait tout à la vie, il ressemblait déjà à la mort.

Le rêve qu’elle caressait depuis l’enfance de faire le tour du monde avec son balluchon pour tout bagage, commençait maintenant. Après la forêt, son envol commencerait par un voyage en montgolfière. Grabat attendrait sa fin du monde tout seul.

Plus tard, le Barde lui écrivait pour lui faire savoir qu’il circulait un conte que tous les habitants de la forêt appellent « l’Ovate et Grabat », et que le troll Ênus, diffusait et amplifiait le récit dans toutes les forêts avoisinantes. Les auditeurs de la forêt suivent désormais pas à pas, les petits craquements, les bruissements, les mouvements, les humeurs et les chuchotements d’Ovate la rêveuse, la conteuse d’histoires, la Peter pan en jupons. Elle avait découvert le monde de la forêt. Elle cherchait un lieu pour y déposer ses chagrins, ses déceptions, et ses secrets d’une manière douce et élégante. Elle l’avait trouvé.

Grabat, lui, s’essayait dans la scène du loup amoureux de Tex Avery :
« J’étouffe….je te sens éloignée de moi. Cela me contrarie, ma main s’envole vers toi, tes mots bleus me grisent”.
A t’entendre je dois être le meilleur super coup invisible de ta carrière d’amoureux virtuel”, lui dit-elle. Il pensait et il écrivait « baise« , elle pensait et elle écrivait « amour », Grabat serait désormais habité par une idée fixe : Le rêve d’une embaumeuse des âmes.

Ovate

*Notre Dame de Paris (Victor Hugo)

*Jean de La Fontaine : le loup et le chien

Partager cet article :

Facebook
Twitter
LinkedIn