Toute musique est à l’origine une improvisation, c.à.d. une création mélodique du compositeur. Les grandes œuvres classiques sont donc des improvisations écrites. Quant à celles spontanées, elles font partie de tous les styles musicaux : airs populaires, folklore (flamenco), jazz et classique (fugues pour orgue).
Beethoven fut d’ailleurs un improvisateur intarissable. Néanmoins l’art d’improviser a ses règles dans un cadre plus ou moins défini. J.S. Bach propose à ses interprètes la liberté d’improviser, mais définit pour ses cadences une structure de modes (un ensemble de notes qui forme le mode et non un accord ou une gamme).
Au fil du temps, cette liberté accordée à l’interprète disparaît et, aujourd’hui, bien que la musique classique soit entièrement écrite, sauf rares exceptions, les élèves du conservatoire ont la possibilité de parfaire leurs connaissances en suivant des cours d’improvisation.
Si dans la musique classique, le musicien doit respecter l’esprit et les intentions de son compositeur, le jazzman, au contraire, peut interpréter en toute liberté le matériau de son choix.
En modifiant la tonalité, le tempo, la mélodie et la structure harmonique, il en fait une œuvre personnelle. Ce n’est pas la composition qui fait le jazz, mais la façon de la jouer. Pour ne citer qu’un seul exemple extrême, les musiciens dixieland jouent « Mon Beau Sapin » dans le plus pur style new-orléans.
Le répertoire du jazz est essentiellement composé de standards, ces mélodies de Broadway, dont les auteurs sont bien connus de tous.
Les frères Gershwin, Cole Porter, Irving Berlin, etc. Les partitions d’origine restent très académiques et ont une certaine fadeur, mais le matériau de base est là pour être enrichi. L’apport du jazz est incontestable. Il suffit de comparer la version originale de « The Man I Love » de Georges Gershwin avec celles de Miles Davis (disque Prestige, 1954) ou de Clifford Brown sous le titre de « Sweet Clifford »
Le jazz a influencé la musique classique et vice versa. Maurice Ravel fut très intéressé par le jazz. Lors de l’un de ses séjours aux Etats-Unis, il fit le relevé d’un solo acrobatique de clarinette jazz et souhaitait l’inclure dans une de ses compositions. Il le soumit à son chef d’orchestre, Manuel Rosenthal, qui lui répondit « Mais, c’est injouable, Maître ». La réplique de Ravel fut cinglante : « Pensez-vous que j’aie pu me tromper en prenant ces notes ? ».
Léon Vauchant, tromboniste de talent, compositeur et arrangeur, raconte que jamais Ravel ne jouait du jazz, sauf pour lui : « Je ne ferai jamais cela devant personne d’autre, lui confia-t-il ».
Léon Vauchant : « Il a joué pour moi « Tea For Two » en superposant au premier accord de Sib mineur 7 (Sib/Reb/Fa/Lab) l’accord « Dorien » (Do/Mib/Sol/Sib). Je lui ai dit que c’était merveilleux. »
Ce mode dorien, qui est en fait les harmoniques de l’accord de base, sera utilisé quarante ans plus tard par Miles Davis dans l’improvisation de sa célèbre composition « So What ».
Enfin, même si Ravel a proposé un blues en tant que second mouvement de sa Sonate pour violon et piano, il ne fut pas le seul à subir l’influence du jazz. Saint-Saëns dans le deuxième mouvement de son Quatuor à Cordes utilise mélodiquement et harmoniquement les six premières mesures du Blues, qui en compte douze.
Pour en revenir à l’improvisation, une meilleure connaissance de la musique classique et de l’harmonie fut profitable aux jazzmen. Les premiers musiciens furent le plus souvent autodidactes et la génération de l’époque du be-bop, grâce à de sérieuses études musicales, ouvrit la voie à des créations audacieuses, qui aboutirent à une impasse : le Free Jazz, la complète destruction de toutes contraintes : mélodiques, harmoniques et rythmiques, d’où le retour à un langage construit sur le schéma traditionnel du chorus. Le chorus reprend le cadre de la mélodie (2 x 16 mesures ou 4 x 8 mesures, 12 mesures pour le Blues) et respecte les harmonies initiales. C’est sur cette règle que se construit l’improvisation.
L’improvisation, par le son personnel, le phrasé, le style, nous permettait de reconnaître immédiatement le musicien. Aujourd’hui les cours de jazz au conservatoire ou la fameuse école de Berkeley « fabriquent » des musiciens de haut niveau technique. On y enseigne l’improvisation par un travail de petites phrases-clés dans toutes les tonalités, une approche uniforme des changements harmoniques ainsi que l’arrangement.
Les Jazzmen avaient leurs propres sonorités (comparez le son de trompette d’un Louis Armstrong avec celui de Miles Davis). Aujourd’hui tous les jeunes musiciens ont le même son. Ils sortent du même moule et on peut difficilement les distinguer.
Dans l’improvisation, la technique a remplacé l’émotion et le jazz actuel a perdu son identité.
Cole Porter