Les nouveaux misérables (suite)

Le cri de l’Aparonga Blanc

Chapitre III

Grisée par les senteurs de la forêt, elle s’endormit sous l’exquise pénombre des arbres, malgré le tintamarre ininterrompu de la mésange charbonnière, et l’agitation des pinsons des arbres. Il était déjà très tard lorsqu’elle décida de rentrer. Elle avait rendez-vous dans la cabane bleue de son ami le barde. La porte n’était jamais fermée, chacun pouvait s’y réfugier sans y être invité. Elle lui avait promis de lui raconter l’histoire inavouable de la rencontre covidale.
En attendant le Sage, elle cherchait quelque brin de nourriture et se jeta sur le paquet de biscuits aux ronces, trouvé au fond d’un placard humide.
Assis sur le vieux tapis Bakhtiar rafistolé, ils buvaient une décoction bouillante préparée par le barde selon une recette druide. Elle s’était prêtée au jeu de l’immersion en forêt avec curiosité, toujours encline à faire de nouvelles découvertes et de nouvelles expériences.
Puis elle commença son récit :
« Aujourd’hui, je pourrais comparer Grabat à un aparonga blanc, le seul oiseau capable de produire des sons puissants allant jusqu’à 125 décibels. Dès la première phrase, j’avais entendu le cri strident de sa détresse. Cela aurait dû m’alerter, j’aurais pu détourner mon attention de cet individu submergé de désespoir, toujours la plainte à la lèvre et la larme à l’œil, comme un maure lascif prêt à toutes les postures et à toutes les esbroufes pour assouvir ses débauches. Au contraire, je voulais en savoir plus sur cette secte que j’avais toujours méprisée pour ses simagrées et sa duplicité.

Je n’avais jamais eu de conversation “amoureuse» sur la toile. La « mienne » était partie d’un simple clic sur un commentaire amusant. J’avais accepté une invitation au bavardage d’un ami d’enfance qui s’est montré immédiatement très entreprenant. Cette attitude étrange avait aiguisé ma curiosité sur la pratique du cyber amour. Je poussais la curiosité en lisant tout ce qui se rapporte au comportement lié à un jeu sexuel douteux.
C’était une sorte de sexualité en aveugle que je ne connaissais pas. Je comprenais alors qu’il existe des mots et des phrases codés. J’intervenais par intuition et au cours des conversations, je me précipitais sur la toile pour chercher la signification des mots afin de mieux déchiffrer les codes. Choquée par la trivialité de Grabat, je ne me décourageais pas, je développais, j’en rajoutais, je poursuivais.
L’individu qui se planque derrière son écran a le profil d’un dragueur de supermarché catégorie « dernier piqué », dont les inclusions sont visibles à l’œil nu. Je comprends que c’est un habitué, et je participe au jeu, car je m’amuse beaucoup.
Nous sommes au début du confinement imposé par l’émergence du coronavirus. Le monde s’est arrêté de tourner. Seule la splendeur des couleurs du ciel et de la nature se sont purifiées grâce aux nombreux confinements, mais cela ne protégeait pas les populations contre les troubles dépressifs majeurs qui se développaient et qui allaient s’aggraver en touchant toutes les couches sociales et tous les âges.

La science balbutiait face au désastre sanitaire de la pandémie, le nombre croissant des dépressions nerveuses étaient la conséquence de l’enfermement.
Je ne faisais plus rien. Aucune activité personnelle, plus d’expositions, plus de musées, plus de voyages culturels. Je n’arrivais plus à me concentrer sur un bouquin ni à écrire. Je ne chantais plus.
Sur la toile, les maisons de ventes aux enchères en ligne avaient fermé leurs portes, je ne pouvais plus y flâner pour découvrir un objet insolite, un tableau, éventuellement une lithographie de Banksy, j’en avais vu passer. Le mois dernier j’avais trouvé mon énième affiche de Mai 68. Ces affiches sont inabordables depuis. L’affiche de Daniel Cohn-Bendit « Nous sommes tous des juifs allemands », coute plus de 10 000 euros aujourd’hui.

Ce n’était pas avec Grabat qui trouvait que « l’art c’est de l’arnaque », que je pouvais aborder de tels sujets.
Je ne lâchais plus Grabat, il devenait naturellement mon jouet de confinement, celui qui me permettrait d’écrire, d’inventer des histoires, d’extrapoler, de jouer à la « Belle du Seigneur », d’en faire mon Roméo, et je suivais inconsciemment les friches de ses délires.

Grabat, n’avait rien du Roméo que je voulais construire. Il ne quittait plus son lit. Il ne cessait de gémir et de déclarer qu’il allait mourir couché. Son seul compagnon était son iPhone 6S auquel il s’agrippait comme à une bouée de sauvetage. Mais il ne perdait pas le fil de la conversation. Il pensait qu’elle le conduirait étape par étape à ses fins, sans savoir qu’il ne maitrisait pas l’issue.
Il poursuivait la présentation de son trousseau de mariage en vantant ses avoirs matériels. Sur mon écran il y avait un tsunami de photos. Une maison de banlieue dépourvue de charme et de chaleur, triste, et noire à l’image du couple décrit par Grabat. Une bicoque quasi inhabitable, détériorée sous le poids de la négligence et des ans, et dont les fenêtres s’envolent dès le moindre souffle de marin blanc.
Ces photos qui semblaient sortir d’outre tombe, me faisaient penser au roman d’Emily Brontë, “Les Hauts de Hurlevent.» J’avais le privilège d’une visite virtuelle de la laideur. Quatre étages aux chambres toutes cadenassées et probablement aussi lugubres que le reste de la maison. Le fantôme de la maison c’était lui comme Heathcliff, le personnage central du roman d’Emily Brontë.
Grabat occupe le dernier étage, un grenier aménagé en chambre à coucher, dans un désordre inouï, et une bonne couche de saleté à en croire les photos de la salle de bain et de la cuisine dont la table était recouverte d’une nappe en plastique à fleurs, signe du plus haut degré du mauvais goût.
Ainsi, pendant quelques jours, Grabat se vendait en faisant étalage de ses biens. Trois voitures à la disposition du Maître. Une décapotable, une vieille chignole comme je les aime, et la dernière, un prototype nouveau riche. Il ne tarissait pas sur sa réussite financière persuadé d’être le seul de sa tribu à avoir accumulé autant de pas grand-chose.

A cet instant de la mise en vente de sa propre carcasse, je pensais qu’on en avait fini de l’inventaire de ses actifs, mais pas du tout ! La Conquista devait probablement passer par des preuves encore plus tangibles. Selon les hommes de ces tribus, plus on possède, plus la puissance du Priape augmente…
Derrière mon misérable écran je ris aux larmes. Mon compagnon me demande la raison de mes fous rires. Chez moi la scène est surréaliste, d’un côté, l’hurluberlu fournissant photos à l’appui, les preuves de son aleph, de l’autre côté, mon compagnon qui ne comprend pas mon hilarité.
Les jours suivants, Grabat reprenait méthodiquement la commercialisation de son âme qu’il voulait en osmose avec la mienne, et ouvrait le fameux volet de l’épouse qu’il appelait sa colocataire, qu’il décrivait comme une personne frustrée, revêche, asexuée, dont le seul intérêt consistait à avoir la mainmise sur ses choses : lui, les hauts de Hurlevent, les enfants, les petits enfants et la nourriture.

Je lisais stupéfaite, la description des promenades favorites de la dame. Ses musées se réduisaient aux expositions des rayons de nourriture des hyper et des super.
Grabat se lançait alors dans le récit détaillé de la cérémonie des supermarchés :

Elle traverse d’abord minutieusement chaque allée et passe des heures à faire un premier repérage des nouveautés. Au deuxième tour, elle veille à ne rien rater, enfin au troisième tour, elle procède à l’enlèvement des stocks qu’elle dépose dans son chariot. Elle a même acheté à cet effet les mêmes bacs réfrigérants qu’Ikea. Elle peut ainsi y stocker la dernière sardine de la semaine ou le dernier bâton de glace de la saison”.
Je reconnaissais bien là, l’arriération de ces sociétés « Keftesques et Dafinesques »*, dont la culture se bornait aux entrepôts de la bouche. Grabat m’expliquait tout cela avec la vanité du mâle qui mettait au pied de sa taulière l’abondance de la consommation pour être assuré d’avoir toujours la panse bien garnie.

J’ignorais jusqu’à ce jour, que le nec plus ultra de ces groupes très structurés, consistait à se réunir régulièrement pour faire salon autour de la dernière boite de pois chiche ou de la dernière recette de soupe. Après tout, Andy Warhol avait bien hissé les soupes Campbell, et le Coca Cola au rang de l’art suprême.
Je comprenais alors, qu’au milieu d’une telle sinistrose, la beauté, la chaleur, la douceur, l’amour, avaient depuis longtemps cédé leur place à la frustration d’un couple cireux. Il fallait bien remplir les ventres pour donner le change à la tendresse bordel !
Grabat ne voyait pas mes fous rires. Je les exprimais parfois par des émoticônes histoire d’animer le dénuement affectif et l’état d’esprit de cet homme qui faisait peine à lire
« .

Ovate    

* (repas traditionnels)

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