Chapitre XXXVII
Toute une vie dans quelques mètres carrés
Pendant que le petit cortège se dirigeait vers le boulevard de la Gare, Mazal arrêta sa calèche devant son stand du Marché central prétextant une obligation. Symyne ne l’entendait pas. Elle resta dans la calèche toute à ses pensées. Elle avait hâte d’être chez elle, d’apporter à l’appartement un aspect vivable en attendant l’arrivée de son époux Moïse et de son fils Albert.
L’intermède volontaire de Mazal laissait à la petite tribu qui les avait devancé le temps d’organiser un accueil chaleureux à Symyne. Sur la palier les voisins avaient déposé des pains de sucre, du miel et des dattes en guise de bienvenue. La plupart d’entre eux connaissaient Mazal par la proximité du marché central. Les complotistes, sous la direction autoritaire rapide et efficace de Berthold et de sa mère Hannah, avaient préparé un buffet pour la famille casablancaise venue souhaiter la bienvenue à Symyne. Ses cinq sœurs Wally Mary, Sultana, Brillante et Mazal et ses deux frères David et Nissim, étaient tous présents. Cette fratrie issue de deux lits par leur mère, était particulièrement unie et solidaire. Il en était de même entre les cousins et les cousines tous élevés et éduqués ensemble, comme frères et sœurs. Il y avait entre eux une sorte d’alliance sacrée instaurée par les aînés qui dura toute la vie à l’exception de ceux qui s’étaient éparpillés à travers le monde.
Mazal qui avait profité de cette pause pour vérifier quelques détails de son stand, reprit les rênes de sa calèche en direction de l’appartement de Symyne, situé à quelques minutes du marché. Dans l’ascenseur Mazal ne put s’empêcher de sourire. Elle imaginait la tête de Symyne découvrant son appartement et surtout la présence de son époux et de son fils. Elle n’avait pas de clès, ses trousseaux lui avaient été confisqués par ses filles et par Berthold qui étaient prêts à la recevoir selon leur plan.
Alice, Fanny et Zineb ouvrirent la porte, fébrilement. Elles étaient comme des cabris, sautaient de joie en tapant des mains et en riant.
– Mais que se passe t-il ici ? demanda Symyne ? D’où vient tout ce monde?
– Papa Papa! criait Fanny, Maman est là !
Son père s’approcha posément de Symyne et l’invita à découvrir l’appartement. Il n’y avait aucune effusion, l’amour et la tendresse restaient des affaires privées, cela ne se faisait pas de s’embrasser, to give a frenchy kiss, en public. Emue, Symyne était incapable de prononcer un mot. Elle fondit en larmes lorsque son fils s’approcha d’elle pour la serrer dans ses bras avec la pudeur qui était d’usage à cette époque.
– Mon fils! tu m’as tellement manqué narobess, mon prince, …
Les mères juives faisaient fi de la pudeur affective à l’égard de leur progéniture. Symyne se laissa aller à tous les mots, les expressions, les gestes communs à ces mères qui portaient aux nues leur fils aîné de façon démesurée. A chaque fois que Symyne se laissait transporter par ses élans de ferveur à l’égard de son fils elle provoquait l’hilarité de ses filles qui charriaient le pauvre Albert en imitant Symyne : « Mon fils, mon prince, ma merveille, le chikpara, my star, my sunshine », elle le pinçaient, le chatouillaient mimaient Symyne. Albert avait l’habitude des petites jalousies de ses sœurs. Il se laissait faire la mine amusée sans dire un mot.
Lorsqu’Albert rejoignit ses cousins et ses sœurs, Symyne resta figée sur le seuil de la porte, incapable de comprendre ce qui se passait. Elle fit quelques pas à l’intérieur accompagnée de Moïse qui avaient attendu, ému, la fin de ses embrassades avec son fils. Elle découvrit ses meubles, ses fauteuils, ses tapis, ses tableaux, tous les objets qu’elle avait elle-même soigneusement emballés avant de quitter Mogador étaient à leur place. Les chambres étaient spacieuses, les coiffeuses et les miroirs étaient prêts à recevoir la coquetterie de toutes les femmes de la maison. Les lits étaient faits avec soin, les draps tirés à la perfection. La salle de bain était grande et confortable et la petite douche italienne parfaite pour éviter les embouteillages matinaux. La cuisine était éclatante, chaque ustensile à sa place. Tout était parfait. Berthold, pour lui rendre la vie plus douce, avait transformé sa maison, avec l’aide de sa mère Hannah, en un véritable refuge. Ce jour d’avril 1943, juste avant l’apéritif, les discours et les youyous, Berthold annonça la date de son Mariage avec Rose pour le mois de Janvier 1944, puis il s’éclipsa rapidement avec Rose.
« Toute une vie dans quelques mètres carrés. » pensa Symyne ce soir-là, avant de s’endormir avec le cœur léger, entourée de l’ordre et de la tranquillité qu’elle n’aurait jamais pensé retrouver après une période aussi mouvementée.
Les premiers jours furent consacrés à l’installation. Symyne, ajouta à chaque pièce une touche personnelle. Moïse, habitué aux tâches pratiques, s’était assuré que tout fonctionnait correctement, des installations électriques à la plomberie. Les filles avaient choisi leurs chambres. Rose qui allait se marier s’installa dans une des deux petites chambres. Fanny opta pour la chambre avec un balcon qui offrait une vue sur le boulevard animé, tandis qu’Alice préféra une chambre plus calme, donnant sur la cour intérieure. Zineb s’installa dans la deuxième petite chambre décorée de couleurs vives. Pour privilégier sa liberté, Albert avait fait le choix de vivre chez Mazal avec son cousin Sylvain.
Symyne et Moïse passèrent du temps à explorer leur nouveau quartier. Ils rencontrèrent leurs voisins, découvraient les marchés locaux, avec leurs étals débordant de fruits, de légumes, d’épices et de produits artisanaux, qui devinrent rapidement leurs lieux de prédilection pour faire les courses. Les filles commencèrent l’école locale où elles se firent de nouveaux amis et s’intégrèrent progressivement. Fanny toujours curieuse et studieuse, excella dans ses études, tandis qu’Alice, se passionna pour les activités artistiques. Zineb, suivait les filles partout et s’émerveillait de chaque nouvelle découverte. Elle devint rapidement une petite mascotte dans le quartier en charmant tout le monde par son innocence et sa curiosité.
La communauté juive de Casablanca, bien qu’importante, offrait une diversité et une richesse culturelle uniques. Symyne et Moïse participaient activement aux événements communautaires, intégrant leurs traditions à la dynamique de la grande ville. Les fêtes, les mariages et les bar-mitsvah étaient autant d’occasions de renforcer les liens avec leur nouvelle communauté. Les défis ne manquaient pas. La vie en ville était coûteuse, Moïse, grâce à son sens des affaires, prospéra dans son nouveau magasin de l’avenue Drude. Il travaillait dur, souvent pendant de longues heures aidé par son fils qui faisait son apprentissage dans le monde des affaires. Avec l’aide de Zineb, Symyne jonglait entre les tâches ménagères et les besoins de ses filles, les premières années furent marquées par des ajustements, des sacrifices et par la terreur d’une guerre meurtrière qui n’en finissait pas.
Symyne et sa famille avaient réussi à transformer une transition difficile en une opportunité de croissance et de renouveau. Le chemin n’avait pas été facile, mais ils avaient surmonté leurs incertitudes, leurs craintes et leurs émotions avec courage et détermination comme beaucoup de gens auxquels la guerre n’offrait guère de choix.
Bien que différente de la vie qu’ils avaient connue à Mogador, Symyne et Moïse, avaient réussi à créer un nouveau foyer à Casablanca, un modeste cocon où ils avaient trouvé une petite place entre traditions et rêves qui se mêlaient harmonieusement.
Slil