Nous avions 20 ans. Peut-être un peu moins, ou un peu plus, je ne me souviens pas exactement. Nous étions une bande de filles, « très ». Très turbulentes, très joyeuses, très festives. Nos préoccupations de l’époque tournaient autour de sujets essentiels : les garçons, la musique, la mode, les soirées, les cheveux et le look. Dans cet ordre ou dans le désordre, c’est-à-dire aussi : les soirées où trouver des garçons, la musique à écouter en soirée, comment se coiffer pour aller en soirée, le look des garçons, la musique des garçons, etc.
Chacune de nous avait son rôle, plus ou moins défini. Il y avait la garçonne (coupe courte et blonde en « pétard » à la Dépêche mode), la tourmentée sombre (Cheveux hirsutes à la Robert Smith), la rebelle gothique (mèches noir corbeau à la Siouxsie And the Banshees), l’excentrique portnawak (coloration rose ou orange, à la Nina Hagen).
« Elle », elle était la pin-up joyeuse. Pas la plus jolie du groupe, mais la plus séduisante, à coup sûr. Une peau laiteuse, un décolleté vertigineux. Les garçons tombaient comme des mouches devant elle. Non, ce n’est pas vrai. Ils ne tombaient pas tout le temps spontanément. Parfois, elle les attrapait. Comme des papillons. Je n’en ai jamais vu se plaindre, même si j’en ai vu beaucoup émerger, débraillés et perplexes, se demandant encore quelle était cette tornade rousse qui venait de les entraîner dans un couloir sombre.
(La notion de consentement était alors à nos jeunes esprits ce que la sobriété était à nos soirées : un concept inconnu).
Retrouver une vieille amie, des décennies après une jeunesse folle, est une expérience étonnante. Il y a tout ce qui n’a pas changé : le sourire, l’œil pétillant, la gentillesse et l’humour. Et ce qui a changé. Nos silhouettes, les rides autour de nos yeux, nos voix qui descendent dans les graves, alors qu’on les avait si souvent entendu monter dans les aigus.
Autour des assiettes de tapas et du vin rosé, on rattrape le temps perdu, on se raconte nos vies, en accéléré. La sienne n’a pas été simple. Des coups durs familiaux, une maladie invalidante, qui met un coup d’arrêt définitif à tous les projets, les années clouées sur un lit, le corset, en permanence, malgré la chaleur, la difficulté de se déplacer, avec au bout du chemin, l’ombre d’un fauteuil roulant un jour… D’un coup, le rosé paraît moins frais et les tapas bien fades.
Et puis, au détour de la conversation, la voix, qui remonte un peu dans les aigus, comme avant, et cette phrase : « malgré tout, tu sais, moi je suis heureuse. Je suis entourée de gens qui m’aiment et que j’aime, j’ai du temps, un petit jardin et tant que je pourrais continuer à écouter ma musique, contempler mes roses et sentir leur parfum, je considérerai que je suis chanceuse et que j’ai une jolie vie, même si ce n’est pas du tout celle à quoi je rêvais quand j’avais 20 ans ».
Voilà.
Je n’ai jamais aimé les concepts un peu niais du développement personnel, les injonctions à accéder à la « version améliorée » de soi-même et le prêt à penser sucré de la positivité obligatoire.
Mais j’aime bien, au détour d’un verre de rosé et de quelques tapas, recevoir une petite leçon de vie, en forme de rappel : l’amour et les fleurs, ça rend la vie jolie.
Nathalie Bianco