Chapitre XLIX
Une rue pas comme les autres
La villa Gaby-Silvia était bien plus qu’une simple demeure. Elle était un havre de paix, un symbole de renouveau. Elle incarnait leur désir de tourner la page. La Ville Blanche des années 1950, débordait de villas aux façades immaculées. La maison des Sebag, avec ses murs blancs majestueux, dominait l’entrée de la rue comme un étendard de la réussite Mogadorienne. D’un côté du trottoir, la rue dévoilait ses villas élégantes, de l’autre, deux immeubles se dressaient en une seule façade, reliés entre eux par un passage discret au rez-de-chaussée.
Cette rue qui n’était pas très grande formait à elle seule un petit village. Au Rond-point Racine, il y avait un kiosque à journaux où chaque samedi matin Berthold nous emmenait choisir nos magazines, Mickey, Lucky Luke, Bleck le Rock, les Tintin qui nous faisaient rêver, Mandrake ou l’espiègle Léna, de Pim Pam Poum.
Au bout de la rue, la biscuiterie Henry exhalait son parfum qui se mêlait à l’essence des jardins, et embaumait tout le quartier. Mr Gomez gérait le club de boules du quartier. Un soir par semaine il projetait des films en plein air que l’on pouvait regarder côté villas, depuis nos fenêtres qui donnaient sur le gigantesque mur de la projection. Jojo l’écossais surabondait de bric à bac, et sa voiture avec galerie croulait sous des objets hétéroclites. Jojo portait toujours des pantalons 3/4 avec les chaussettes remontées jusqu’aux genoux. Collé au club de boules, le petit charbonnier Bwoui, rachetait les vieux journaux au kilo, et à l’angle de la rue et du boulevard d’Anfa, il y avait les 2 coiffeurs espagnols, ainsi que le pressing et la Droguerie Bazard.
La Médina autrefois interdite de séjour, débordait timidement dans ces beaux quartiers. Ils n’avaient plus rien d’un musée figé, l’élégance côtoyait une mixité sociale brute qui s’y était greffée comme une plante sauvage pousse entre les dalles d’un trottoir trop bien entretenu. Dans le petit garage crasseux au milieu de la rue, les mécaniciens en bleu de travail, aux main noires de cambouis, riaient de leurs blagues salaces en darija, pendant qu’une vieille Peugeot toussait ses derniers gaz.
Bambara, lui, surgissait de nulle part, édenté, la peau tannée par le désert, avec sa trogne patibulaire et ses vêtements tribaux bariolés. Il tapait comme un forcené, sur son tambourin en esquissant une danse bancale qui faisait ricaner les passants, avant de lâcher un cri final qui portait en lui toute la sauvagerie du Sud et qui faisait dresser les poils des enfants.
Le vieux chiffonnier en haillons, en traînant sa carriole branlante, criait chaque matin d’une voix éraillée qui résonnait jusqu’aux balcons fleuris de délicats géraniums rouges, Vieux habits ! Le marchand de poisson, un Berbère au verbe haut, débitait ses sardines luisantes sur une planche usée, hurlant des prix qui changeaient selon la tête du client. Plus loin, le vendeur de Mona, un gâteau spongieux, cousin pauvre du panettone agitait sa clochette en vantant sa marchandise encore tiède, tout juste sortie du four d’une ruelle voisine. La mona ! la mona ! Caliente caliente !
Les odeurs se mêlaient, le sel de la mer, la douceur sucrée de la Mona et la fumée âcre du charbon, dans cette miniature casablancaise, où la générosité́ et l’empathie ne s’embarrassaient pas de grands discours.
La star de la rue c’était Ali l’épicier berbère avec lequel on apprenait les rudiments de la langue. Les innombrables enfants du quartier passaient au moins une fois par jour chez Ali, pour « marquer » sur le carnet, les consommations familiales de friandises. Rose ne permettait pas d’excès, elle n’était pas une adepte de la consommation. Chez Ali nous étions probablement parmi ceux qui consommaient avec parcimonie, ce qui n’empêchait pas Rose de gémir à chaque fin de mois en découvrant les chewing-gums roses, les Bazooka qui faisaient des bulles géantes, les tendermint, les tablettes de chocolat Aiguebelle, les petits beurres Henri, les caramels carambars et la liste de sucreries, qui faisaient souffrir son porte-monnaie.
Les voisins se saluaient, s’enguirlandaient parfois, mais s’entraidaient toujours, un panier de figues partagé, une pièce glissée dans la poche d’un gamin pour aller chercher du pain. C’était ainsi que la douceur de vivre s’organisait dans la ville au mélange instable, porté par une jeunesse qui voulait tourner la page des horreurs d’une guerre qu’ils venaient à peine de quitter.
Dans cette rue, on sentait encore l’élan d’un Maroc qui respirait, qui riait fort, qui vivait et transpirait en couleurs, qui se relevait à sa manière avec des personnages qui se ressemblaient malgré leurs différences, et moi l’enfant, je restais figée, le cœur battant, fascinée par ce mélange gigantesque de ridicule et de mystère qui n’en finissait pas.
Slil