Chapitre XLIX

Une rue pas comme les autres

Après la guerre, Rose et Berthold, firent édifier la villa Gaby-Silvia, un rêve caressé à deux, une promesse d’espoir et de renaissance après des années d’ombre. Ce projet, bien plus qu’une simple demeure, incarnait leur désir de tourner la page. Avant  que nous n’y posions nos valises, ils s’y rendaient souvent, attentifs aux moindres détails des finitions. À chaque escapade, ils entraînaient avec eux les trois premiers enfants que nous étions. 

Notre enfance s’est forgée dans cette atmosphère si particulière. D’un côté du trottoir, la rue dévoilait ses villas élégantes, de l’autre, deux immeubles se dressaient en une façade, reliés entre eux par un passage discret au rez-de-chaussée. Je me faufilais souvent, dans ce  corridor à ciel ouvert, avec ses murs blancs immaculés ou le silence était à peine troublé par les aboiements lointains des chiens du voisinage et le doux “cui-cui” des oiseaux. Mohamed le gardien qui habitait dans un coin du passage me regardait toujours de travers lorsque je m’aventurais dans ce passage.

Lors de ces visites, je m’attardais auprès des lapins du gardien, prisonniers d’une cage à l’odeur âcre, presque suffocante, mais leur présence, me fascinait et je ne pouvais m’en détacher. À l’étage, je trouvais un autre divertissement. Je ramassais la terre humide, destinée aux géraniums qui orneraient bientôt les fenêtres, et, avec application, je façonnais des boules que je lançais de plus en plus loin par la fenêtre, défiant mes propres limites dans un jeu solitaire. Ce rituel né de l’innocence, allait façonner ma manière d’affronter les obstacles au fil des années.

Un jour, l’une de ces sphères d’argile vint s’écraser sur le siège vide la décapotable bleue, de Joe Ohana, futur voisin au tempérament singulier. Il pila net au milieu de la rue, bondit de son véhicule et se précipita pour sonner à notre porte, vociférant sans retenue. Il était originaire de Meknès et issu d’une lignée juive. Figure éminente du nationalisme marocain, il avait joué un rôle dans la quête d’indépendance du pays. Mais son arrogance et le caractère ombrageux qu’il affichait, ce jour-là, le rendaient peu aimable. Il se lamenta avec une théâtralité ridicule sur le sort du siège de sa voiture, touchée par une boule de terre. « Vous savez ce que coûte une voiture comme celle-là  » disait-il sur un ton menaçant avec son détestable accent meknassi. 

Mes parents, et Monsieur Surville l’architecte amoureux de Rose, tentèrent de l’apaiser par quelques excuses de circonstances. Mais face à son discours imbuvable, Rose l’éconduit poliment en maugréant quelques mots. En fermant la porte, elle lui rappela que la fautive n’était qu’une enfant.
Plus tard, j’appris que Joe Ohana, au-delà de son rôle historique, était toujours prompt à brandir son statut comme un étendard et cultivait une suffisance qui le rendait insupportable.

Il résidait dans l’immeuble, une bâtisse imposante qui semblait régner sur la rue. Une partie de sa famille y vivait aussi, ce lieu condensait à lui seul l’essence de la bourgeoisie casablancaise. Parmi les occupants, certains charmaient par leur courtoisie, d’autres affichaient une froideur hautaine, comme s’ils appartenaient à un monde à part. Les Mogadoriens, qui occupaient quelques appartements, incarnaient cette société distante, drapée d’une morgue qui ressemblait à celle de la série Netflix Dowtown Abbey. 

La villa Gaby-Silvia demeurait notre havre, un symbole de renouveau dressé contre les tumultes passés. Ces premières visites, empreintes de jeux enfantins et de chamailleries avec  les enfants voisins que nous avions appris à connaitre, ont teinté notre jeunesse d’une saveur particulière.  

Cette rue qui n’était pas très grande était à elle seule un petit village. 

Au Rond point Racine, il y avait un kiosque à journaux où le samedi matin mon père nous emmenait choisir nos magazines, Mikey, lucky Luke, Bleck le Rock…  Dans la rue, il y avait encore la biscuiterie Henri, Mr Gomez  qui organisait un soir par semaine des projections de films en plein air que l’on pouvait regarder côté villas, depuis nos fenêtres qui donnaient sur le mur de la projection.  Gomez gérait aussi le club de boules du quartier. Jojo l’écossais dont le garage surabondait  de bric à brac, et la voiture avec galerie débordait d’objets hétéroclites, portait toujours des pantalons 3/4 avec les chaussettes remontées jusqu’aux genoux. Collé au club de boules, le petit charbonnier, Bwoui qui rachetait les vieux journaux au kilo, les 2 coiffeurs espagnols à l’angle de la rue et du boulevard d’Anfa, ainsi que le pressing et la Droguerie Bazard. La star de la rue c’était Ali l’épicier berbère qui m’apprenait quelques mots berbères une langue différente de l’arabe dialectal. Les innombrables enfants du quartier passaient au moins une fois par jour chez Ali, pour “marquer”sur le carnet des consommations familiales, une tablette de chocolat, une glace Miko, ou autre friandise. Rose ne permettait pas d’excès, elle n’était pas une adepte de la consommation. Chez Ali nous étions probablement parmi les seuls qui consommaient avec parcimonie, ce qui n’empêchait pas Rose de pousser des cris d’orfraie chaque fin de mois en découvrant les schwingums de couleur rose Bazooka qui faisaient des bulles géantes, les tendermint, les tablettes de chocolat aiguebelle, les petits beurres Henri, les caramels carambar, dont elle disait que c’était de l’argent jeté par la fenêtre, tant il y avait de bonnes choses a manger à la maison. Berthold parfois amusé, parfois énervé, avait coutume de lui dire à voix basse “ Qué miséria!”        

Cette rue étonnante reliait le boulevard d’Anfa, à la Place Olié, un univers invraisemblable foisonnant d’enfants et d’adolescents qui jouaient librement et en toute sécurité, qui parlaient, qui riaient, qui faisaient l’expérience de leur premier émois amoureux. Aucun de ceux qui ont vécu dans la rue, n’a jamais retrouvé  cette atmosphère, malgré nos efforts pour la recréer.

Slil

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