Chapitre XLVIII
Lorsque l’enfant paraît
Ce premier jour de classe, Rose avait accompagné Luc à l’école des garçons. Il n’avait pas encore l’âge d’aller à la grande école mais il en rêvait. Rose avait demandé à Mme Surgot, la directrice de l’école qui avait été son institutrice, de lui accorder la faveur de faire sauter la maternelle à Luc. Il rêvait d’apprendre à lire et à écrire, il avait supplié Rose de l’inscrire chez les « grands. »
Personne ne refusait rien à Rose, Mme Surgot qui avait déjà succombé au charme de Rose lorsqu’elle était son élève, avait fait la moue. Elle avait hésité à céder à ce défi proposé par Rose. Mais elle finit par accepter.
Aujourd’hui, aucun directeur d’école n’a le pouvoir de décider si un enfant peut ou non faire l’impasse sur la maternelle. Il faudrait écrire des tonnes de lettres adressées à l’éducation nationale, attendre des enquêtes, l’avis d’une armée d’assistantes sociales souvent réticentes, passer devant des commissions, des sous commissions et même risquer qu’on vous chipe votre enfant pour le soustraire à votre “folie ”et le placer pour le “bien de l’enfant.” Autrefois tout le monde se partageait les responsabilités, parents, enseignants, élèves. La société d’après-guerre s’entraidait, elle désirait prendre part au progrès et au confort d’un monde plus doux et plus serein. La solidarité, la spontanéité, la responsabilité, n’étaient pas des mots vains.
Madame Surgot avait une idée derrière la tête, elle le voulait ce gamin délicieux, tellement pondéré tellement vif, elle le voulait coûte que coûte dans sa classe. Il incarnait l’enfant modèle, déjà tous ceux qui l’approchaient étaient séduits par son charisme naturel. Jamais au cours de sa vie Luc ne profita de ce don à son avantage. Au contraire, il était affable, bienveillant, toujours à l’écoute des autres et prêt à répondre aux appels au secours de ceux qui se tournaient vers lui aux jours mauvais.
Moi, je débarquais dans ce monde ensanglantée, « hémorragiquée. » livide, je ressemblais à un petit poulet délavé, je n’avais plus rien d’humain ni d’animal, j’étais une chose dont seul le tic tac du cœur apportait la preuve de mon existence. Parents et grands parents étaient accrochés aux gestes et aux lèvres du docteur Lebreton qui tentait de réanimer ce petit bout de chair flasque, sans muscles, sans force et sans résistance, jusqu’à ce que Berthold comprit que le renoncement s’était emparé de tous les acteurs qui se trouvaient dans la pièce. D’un geste déterminé, il tendît son bras au médecin en lui demandant de faire une transfusion de sang immédiate.
« Prenez tout mon sang » dit Berthold au toubib. Moïse, le père de Rose, craignait pour la vie de Berthold. Tout ce qui nous paraît anodin aujourd’hui, était encore une question de vie ou de mort même après guerre. L’époque ne se prêtait pas aux miracles de la science. Le progrès n’était qu’à son balbutiement. Pourtant, la transfusion de sang réalisée par le docteur Lebreton d’une manière empirique, avait réussi contre toute attente. Au bout de quelques jours, nourrie de mon nouveau rhésus, je reprenais des forces et je retrouvais des couleurs.
J’étais loin d’incarner le poème de Victor Hugo que Rose aimait à réciter, et qui raisonne encore dans ma mémoire. « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris ; son doux regard qui brille fait briller tous les yeux, et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être, se dérident soudain à voir l’enfant paraître, Innocent et joyeux…”
Les empreintes émotionnelles de ma naissance allaient être chevillées à ma vie. La peur et l’angoisse m’ont toujours accompagnée même dans les moments de félicité. Mes terreurs favorisaient des migraines, violentes, des herpès éléphantesques, des vertiges que mon système nerveux avait adopté comme des compagnons de vie qui faisaient de moi une personne exigeante, arrogante, rebelle, mais heureusement éclairée d’humour, de dérision et d’amour.
Après la guerre, le monde découvrait les Crimes de Guerre, les horreurs des camps de concentration et d’extermination, les chambres à gaz, les fours crématoires, les atrocités commises notamment contre les Juifs et d’autres groupes comme les gitans, les homosexuels ou les handicapés. Chaque jour apportait son lot d’informations et de déchirements. Les juifs et le monde découvraient qu’on avait sacrifié un peuple à l’autel de la haine.
Les juifs, meurtris, se lancèrent alors dans toutes sortes de défis comme pour conjurer l’histoire, c’était un devoir envers leurs morts et envers eux-mêmes. Ils juraient d’où qu’ils venaient, qu’ils survivraient, qu’ils retrousseraient leurs manches et se mirent au travail pour devenir et grandir. Le pari avait été largement tenu par les communautés juives internationales, ou du moins ce qu’il en restait après les ravages de la haine européenne et nazie.
Rose et Berthold, leurs familles, leurs amis, leurs entourages avaient tenu le pari. Ils avaient organisé leur vie, il la faisait aussi discrète que tranquille, Rose disait et répétait : “Pour vivre heureux vivons cachés.” Ils tracèrent leur chemin de vie en construisant une famille de six enfants qui occupait la villa Gaby-Sylvia, au quartier Racine dans la rue du soldat Maurice Benhamou de Casablanca.
Fin de la première saison
Slil