La chronique de Patrick Pilcer
Enfin, Boualem Sansal est libre. Force est à présent de s’interroger sur ce que nous révèle cette année de détention arbitraire et cette libération obtenue grâce à nos amis Allemands. Car « l’affaire Boualem Sansal » n’est pas seulement la prise en otage d’un écrivain, enfermé parce que sa pensée dépassait les murs du régime algérien. Elle n’est pas seulement l’injustice flagrante faite à un homme de lettres dont la seule arme est la liberté d’écrire. Elle est bien plus que cela : elle est un test, un révélateur, un miroir brisé dans lequel se reflètent à la fois l’état de l’Algérie et l’incapacité croissante de la France à défendre ses valeurs et ses ressortissants, à commencer par ses intellectuels. Un miroir brisé qui peut aussi permettre que se libère une nouvelle âme de la malchance actuelle, des deux côtés de la Méditerranée…
Il arrive dans l’histoire qu’un événement apparemment « périphérique » devienne la loupe grossissante de nos renoncements. L’affaire Sansal en fait partie. L’Algérie a peur de ses propres ombres quand la France peine de plus en plus à éclairer ses propres citoyens.
L’Algérie face à elle-même : un régime qui a peur de tout… surtout de la parole
Que révèle l’arrestation de Boualem Sansal ? Une évidence que les Algériens connaissent trop bien, mais que nous feignons encore de découvrir : le pouvoir algérien n’est fort qu’en façade, et terriblement fragile en profondeur.
Un régime serein ne craint ni ses écrivains, ni ses penseurs. Un régime solide n’emprisonne pas la parole : il la contredit, il y répond, il débat. Un régime sûr de lui n’a pas besoin d’étouffer la voix d’un vieux monsieur de 80 ans, atteint d’un cancer. Or en Algérie, la répression n’est pas une dérive. C’est un mode de gouvernement.
L’emprisonnement de Sansal est l’aveu d’un régime qui ne tient plus debout que par la répression. Quand un pouvoir en est réduit à bâillonner un auteur, c’est qu’il a déjà perdu le contrôle du pays. Un État qui tremble devant un romancier n’est plus un État : c’est une prison à ciel ouvert.
L’Algérie est à la veille d’un moment historique, d’une part l’indépendance de la Kabylie le 14 décembre, et d’autre part la fin de règne annoncée pour le président Tebboune.
Rappelons que le Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie, le MAK, a proclamé que l’heure était venue de passer à l’indépendance et a choisi la date du 14 décembre, la date symbolique de la journée contre les colonialismes, pour acter ce moment si important pour les Kabyles. On notera le silence assourdissant du Quai d’Orsay et du Président Macron. Ce dernier a pourtant été des plus zélés pour reconnaître un état qui n’existe pas encore, avant même la libération des otages détenus par les barbares du hamas, et pour se promener main dans la main avec le chef de l’Autorité Palestinienne, un négationniste dont les écrits auraient été condamnés par nos tribunaux.
Pourquoi Macron ne reconnaît-il pas l’indépendance de la Kabylie, pourquoi ne se laisse-t-il pas prendre en photo main dans la main avec le président Ferhat Mehenni ou son premier ministre Hanafi Ferouh ? Faut-il qu’ils commettent un pogrom, qu’ils brûlent des bébés, violent des femmes et des hommes, prennent des otages et envoient des missiles pour qu’ils obtiennent gain de cause ? Nous Français devrions être parmi les premiers soutiens à nos amis Kabyles et crier Vive la Kabylie libre ! Mais non, pas avec Macron Président…
Indépendance de la Kabylie et départ de Tebboune. L’actuel président va bientôt être poussé dehors par ceux qui ont fait de ce sous-préfet un président : les généraux, les détenteurs du pouvoir réel en Algérie. Même si ces généraux sont une caste incapable de penser l’avenir et obsédée par le contrôle du présent, ils savent que Tebboune n’est plus l’homme de la situation. Ils devraient très vite le remplacer par un général sorti à peine de prison, Ali Ghediri.
Tebboune et les généraux ont peur de tout : de sa jeunesse étouffée, qui rêve de partir; de ses intellectuels, qui osent encore dire que l’Algérie mérite mieux que sa prison politique; de son avenir, qu’ils préfèrent bloquer plutôt qu’affronter ; et jusqu’à leur propre histoire, qu’ils réécrivent à chaque changement de chef.
Quand un pouvoir enferme un écrivain, ce n’est pas l’écrivain qu’il enferme :
c’est sa propre incapacité à gouverner autrement que par la force.
La date du 14 décembre ne sera pas une date anodine. Ce sera le symbole d’un pays qui n’a jamais réglé ses fractures internes et dont le centralisme autoritaire n’a produit qu’amertume, ressentiment et violence. Ce sera la date d’une Algérie face à un tournant historique.
Dans n’importe quel État moderne, on aurait engagé un dialogue, une décentralisation, une transition démocratique, une vision. En Algérie, on envoie la police, on coupe les réseaux, on arrête les dissidents. Boualem Sansal est devenu, malgré lui, le témoin de cet échec structurel.
Et la France dans tout cela ? Une puissance qui décroche
Mais l’autre enseignement de cette affaire est plus douloureux encore :
la France n’est plus écoutée. Parfois même, elle n’est plus respectée. Plus écoutée parce que son président parle depuis quelques mois, à tort et à travers, et à contretemps, sur le conflit israélo-palestinien, sur l’Ukraine, sur la Russie tout en restant silencieux sur la Kabylie, sur Chypre, toujours en partie occupée par l’armée turque, sur le Soudan, sur le Nigéria, sur les Chrétiens persécutés de plus en plus, sur les exécutions par centaine en Iran, sur la condition des femmes en Iran et en Afghanistan.
Autrefois, la France aurait obtenu en un claquement de doigt la libération de Boualem Sansal. Mieux, Alger n’aurait jamais risqué de le prendre en otage. Aujourd’hui, ni le Quai d’Orsay, ni l’Élysée, ni nos diplomates ne semblent pouvoir infléchir la moindre décision d’Alger. Plutôt que d’augmenter le nombre de visas étudiants, nous aurions pu en accorder contre la reprise des OQTF, donnant donnant. Et plus encore contre les visas pour les enfants de la caste au pouvoir. Rien n’a vraiment été fait…
Pourquoi ? Parce que la France a perdu de son influence — commercialement, diplomatiquement, culturellement — dans toute la Méditerranée, en Afrique, au Moyen-Orient, et naturellement en Algérie. Dans le même temps l’Allemagne, l’Italie voire l’Espagne gagnent en influence et en part de marché, sans parler de la Chine. Ce n’est pas étonnant que Berlin ait réussi là où Paris a échoué !
Pendant que nous nous écharpons sur des querelles internes, pendant que nous confondons fermeté et incantation, l’Italie et l’Allemagne avancent, signent des contrats énergétiques massifs, nouent des alliances industrielles, investissent, discutent, influencent. Bref, ils font de la diplomatie efficace quand nous ne faisons que des commentaires.
L’affaire Sansal révèle donc autant la faiblesse d’Alger que l’impuissance de Paris.
Boualem Sansal, symbole d’une parole que la France devrait porter
Ce qui frappe, finalement, c’est que la France a oublié un principe essentiel : un pays est respecté lorsqu’il défend ceux qui incarnent ses valeurs.
Boualem Sansal représente la liberté d’expression, la critique des totalitarismes, le refus du fanatisme, l’attachement à l’universel. Autant de choses que la France prétend chérir… mais qu’elle défend de moins en moins. En ne parvenant pas à obtenir sa libération, en ne faisant pas de son dossier une priorité, en ne rappelant pas que les écrivains ne se mettent pas en cage, la France trahit moins Boualem Sansal que ce qu’elle est censée être.
Alors que faire ?
L’affaire Sansal doit être un électrochoc. Un rappel que la diplomatie ne se nourrit pas seulement de protocoles, mais de convictions, de constance et de courage.
La France doit remettre les droits humains au centre de sa politique étrangère ; réaffirmer son influence culturelle dans le monde francophone ; reconstruire une stratégie claire vis-à-vis du Maghreb, au-delà de la culpabilité ou de la nostalgie (la page des années 1950 est définitivement tournée, plus des trois quart des Français et surtout des Algériens et des Africains n’ont pas vécu cette période); assumer, enfin, que la défense de la liberté n’est pas un slogan mais une action quotidienne.
Autrement dit : redevenir la France.
Boualem Sansal n’est pas seul, il nous renvoie à nos responsabilités
L’Algérie, en l’emprisonnant, révèle son propre malaise. La France, en échouant à le libérer, révèle son affaiblissement. L’Allemagne en obtenant la libération de notre otage, révèle sa nouvelle puissance. Boualem Sansal, lui, révèle notre devoir : être dignes de la liberté que nous proclamons.
Car l’influence d’un pays se mesure aussi à la façon dont il traite ses écrivains. C’est peut-être cela, finalement, « l’Affaire Boualem Sansal » : un écrivain enfermé qui révèle deux gouvernances qui se perdent.

Patrick PilcerPrésident de Pilcer & Associés, conseil et expert sur les marchés financiers, auteur de « Ici et maintenant – lecture républicaine de la Torah » (préface du Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, éd. David Reinharc). Prochain livre à paraître le 1er décembre 2025 : « Radicalement républicain. Le mur n’est pas une fatalité. » Éditions InterVision.