Le Jazz et les Gangsters

Le soutien au jazz des gangsters italiens et juifs issus de l’immigration du début du XXème siècle et leur mainmise sur le monde du spectacle sont factuels. Sans eux cette musique de l’instant n’aurait jamais connu une telle universalité. 

Le rôle des gangsters dans le monde du jazz a été volontairement occulté dans les nombreux ouvrages consacrés à l’histoire de cette musique. Ce sujet sensible ne pouvait être abordé du vivant de ses protagonistes sans représailles de leur part et Il faut attendre 1980 pour qu’enfin un auteur courageux, Ronald L. Morris publie « Wait Until Dark », Bowling Green Press, Ohio USA (Edition française « Le Jazz et les Gangsters » Abbeville Ed., Paris 1997, puis rééditions en 2002, 2013 et mars 2025 de l’éditeur Le Passage.)

Cet ouvrage retrace les rapports le plus souvent amicaux entre la pègre et les jazzmen durant la première moitié du XX° siècle. Malheureusement les recherches personnelles de l’auteur sont restées vaines en raison de la disparition des premières générations de gangsters et l’omerta des survivants et musiciens. Le récit, construit à partir de documents d’archives, est en quelque sorte une histoire du jazz enrichie d’une copieuse et importante compilation de commentaires et interviews glanés dans les journaux de l’époque, revues et livres spécialisés.

Le texte est riche en informations mais l’auteur omet l’influence des radios, imprésarios et compagnies de disques gangrénés par la mafia, qui, pour des raisons vénales, ont fait pression auprès des jazzmen pour les contraindre à se tourner vers un répertoire plus commercial. La musique syncopée du Sud intègre ainsi dès le milieu des années 20 les dernières chansons à la mode, celles de Broadway. Les musiciens sauront sublimer les compositions de Gershwin, Jerôme Kern, Hoagy Carmichael et autres auteurs juifs newyorkais car le « Jass » (un terme péjoratif, contraction de Jackass, le cul de Jack) est un style, qui peut s’adapter à n’importe quelle mélodie. Louis Armstrong joue et chante des rengaines dès 1930 et devient un musicien de variétés. Rien de plus triste que de l’écouter interpréter dans les années 50 Ramona ou La Vie en Rose. 

Les gangsters ont également modifié le cours des carrières de nombreux jazzmen. Une anecdote absente du livre : Art Blakey et Nat King Cole sont dans un bar lorsqu’un gangster arrive et demande à King Cole de chanter et à Blakey de tenir la batterie. Tous deux sont pianistes. King Cole n’est pas plus chanteur que Blakey n’est percussionniste. Ils refusent, puis s’exécutent sous la menace d’une arme. Nat King Cole deviendra chanteur de charme et Art Blakey l’un des plus grands batteurs de l’histoire.    

Pourquoi s’arrêter en 1940 ? Le jazz n’a cessé d’évoluer jusqu’à son déclin dans les années 90. Durant toutes ces années, et encore aujourd’hui sous une autre forme, la mafia règne dans l’industrie du spectacle. Deux témoignages personnels : Le saxo-alto Gigi Gryce rencontré dans les années 70: « Après une consultation préopératoire, un inconnu m’aborde et me dit : Ferme ta compagnie de disques (Signal) si tu ne veux pas rester sur le billard ». En 1995 un grand saxo-ténor américain, que je ne nommerai pas, me raconte : « A la fin d’un engagement d’une semaine dans un club, son patron a refusé de nous payer prétextant une mauvaise recette. J’ai téléphoné à l’agence qui nous avait trouvé ce contrat. Le lendemain deux costauds élégamment vêtus sont arrivés et ont rencontré notre employeur dans son bureau. Peu après nous avons touché notre dû ». Rien n’a changé depuis l’ère de la prohibition.

Music Connection -Les Parrains de la musique américaine au XXème siècle de Steven Jezo-Vannier, Ed. Le Mot et le Reste, 2024

Nul besoin d’engager comme Alexandre Dumas des nègres pour écrire et produire quantité de romans. Avec l’IA, un livre peut être rédigé en moins d’un mois. Dans le domaine de l’histoire, un ouvrage doit apporter une nouvelle approche pertinente, de nouveaux faits sans être la redite d’un ouvrage antérieur. Sinon quel intérêt ? Steven Jezo-Vannier, un touche-à- tout, a écrit une quinzaine de livres en bien peu de temps, dont : Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Le Rock au Féminin, Ma Rainey, la mère du blues. L’auteur sait manier la plume mais ne semble pas être un amateur éclairé car il ne connait pas les sujets qu’il traite. 

Son livre s’étend jusqu’à la période contemporaine mais sa majeure partie concerne le début du jazz. Kansas City, auquel l’auteur s’attarde, ne méritait pas tant même si son maire était corrompu. Chicago était la capitale du jazz bien avant New York et le chapitre que lui consacre Jezo-Vannier semble bien maigre alors qu’il y a tant de choses à dire sur la période Al Capone. La méconnaissance de cette période conduit ce plumitif à de nombreuses erreurs. Voici quelques perles : Le dancing de Pete Lala où Joe Oliver gagna son surnom de King suite à une joute de cornettiste était à l’extérieur du quartier réservé et non dans Storyville – Earl Hines n’avait rien à voir avec New Orléans. Il était originaire de Pittsburg et débuta sa carrière à Chicago – Anachronisme : Contrairement à l’anecdote du livre, Duke Ellington n’était pas armé lors de sa tentative d’enlèvement. Il y échappe grâce à l’intervention de ses musiciens, qui eux ont dégainé leur artillerie. Suite à cette agression, le Duke a acheté un révolver – Fletcher Henderson ne s’est jamais produit au fameux Cotton Club – Au Small’s Paradise de New York. Jabbo Smith ne jouait pas avec son orchestre, mais était le trompettiste de l’orchestre de Charlie Johnson …

Peu d’informations sur les années 40. Par contre les lignes sur Joe Glaser et Morris Levy sont copieuses. Joe Glaser, ancien lieutenant de Lucky Luciano, gérait en sous-main le fameux Grand Terrace de Chicago d’Ed Fox avant de devenir l’imprésario de Louis Armstrong dont il prélevait 50 % des cachets. Quant à Morris Levy, patron du célèbre club Birdland et créateur des disques Roulette, il fut le plus grand escroc du monde de la musique. Frank Sinatra et ses accointances avec la pègre, puis les magouilles des grandes compagnies de disques sont les derniers sujets.

En résumé, les deux ouvrages sont intéressants car ils restituent bien l’atmosphère des premières décennies de la musique afro-américaine. Les lecteurs intéressés qui connaissent un peu cette musique apprécieront le livre de Ronald L. Morris. Celui de Jezo-Vannier d’un abord plus facile s’adresse aux néophytes mais contient de nombreuses aberrations qu’ils ne relèveront pas.                                

Léon Terjanian

Partager cet article :

Facebook
Twitter
LinkedIn