Pianiste, compositeur, arrangeur, chef d’orchestre, Duke Ellington est un artiste hors commun.
Dès ses débuts dans les années 20 et jusqu’à son décès en 1974, il n’a cessé d’écrire. On lui doit de remarquables mélodies ainsi que de nombreuses suites dont la Black Brown Beige l’histoire du peuple noir, Such Sweet Thunder un fabuleux travail sur l’œuvre de Shakespeare, suite pour laquelle le Duke et son collaborateur Billy Strayhorn ont lu toute l’œuvre du dramaturge.
Vers 1923 Duke Ellington se démarque de ses contemporains par ses propres compositions. Il écrit déjà pour ses musiciens, les mettant en valeur en exploitant l’originalité de chacun. Excellent pianiste, son instrument est le grand orchestre et il sait intégrer dans ses orchestrations les talents des membres de sa formation. L’influence du trompette Bubber Miley, puis du trombone Tricky Sam Nanton, qui utilisent des sourdines wa-wa (en caoutchouc) est prépondérante dans l’écriture de nouvelles mélodies. Ce style jungle, ainsi nommé par la critique, dénote du New-Orléans pratiqué par les orchestres de jazz de l’époque. Notons que l’africanisme (Giacometti, puis Picasso) était à la mode et que de grandes fresques exotiques ornaient les murs du fameux Cotton Club.
C’est à partir de cette salle de spectacle et dancing que le Duke se fait connaître grâce aux émissions radio quotidiennes diffusées dans tout le pays. Son génie est rapidement reconnu et en 1929, un film Black And Tan lui est consacré. (disques: East St Louis Toodle-Oo, Black and Tan Fantasy, Creole Love Call, RCA )
Ellington joue remarquablement bien du piano, mais sa recherche demeure les couleurs du son d’ensemble. Il faut rappeler ici qu’il fut diplômé des Arts décoratifs avant de se tourner vers la musique. On reconnaît immédiatement l’orchestre par l’originalité de son ‘sound’. Ses orchestrations défient les règles de l’harmonie. On peut penser que l’ajout d’une seconde mineure dans un accord est à l’encontre de toute norme harmonique et que cette dissonance engendrera un accord faux. Pourtant, cela sonne magnifiquement. L’autre innovation d’Ellington est son écriture pour les trombones dans l’aigu, les trompettes et les clarinettes souvent dans le grave, le baryton dans l’aigu. Cette inversion de l’utilisation des registres des instruments permet d’obtenir une sonorité d’ensemble originale.
La deuxième période de l’orchestre, et la meilleure, se situe entre 1939 et 1945. Ellington, qui n’a cessé de peaufiner son écriture, rencontre son alter-ego, Billy Strayhorn. Parolier, pianiste, compositeur et arrangeur, sa conception musicale est si proche d’Ellington, qu’il est souvent difficile de savoir qui a écrit l’arrangement et qui tient le piano. On lui doit d’incroyables mélodies comme Lush Life, Take the A train, Isfahan, Blood Count, toutes fortement influencées harmoniquement par les compositeurs classiques du début du XXème siècle, même si Strayhorn dit avoir étudié les trois B : Bach, Beethoven et Brahms. L’orchestre connaît une nouvelle souplesse rythmique avec l’arrivée du contrebassiste Jimmy Blanton. Il est le premier soliste sur cet instrument, dont le rôle jusqu’à présent se limitait à l’accompagnement. De grands musiciens rejoignent l’orchestre : le ténor Ben Webster, le trompette et violoniste Ray Nance, le trompette Car Anderson spécialiste du suraigu. Comme toujours chez Ellington, la musique est écrite pour mettre en
valeur les talents d’un soliste : Never No Lament (Johnny Hodges) – Concerto for Cootie (C. Williams) – Cotton Tail (Ben Webster) – Take the A Train (Ray Nance) (disques RCA).
Le 23 janvier 1943 le prestigieux Carnegie Hall de New York accueille pour la première fois un orchestre noir, celui de Duke Ellington. Il y interprète sa suite Black, Brown and Beige. C’est le début d’une longue série de suites : New World a Comin’, Perfume Suite, Liberian Suite, etc. A l’exception de la toute première, ces œuvres ambitieuses offrent peu d’intérêt. L’orchestre stagne pendant plus de dix années à une époque où les big bands connaissent des difficultés financières. Les grands orchestres sont passés de mode fin des années 40. Count Basie, qui a connu son heure de gloire en 1945 est obligé de dissoudre sa formation et de former un sextette. Duke Ellington réussit à conserver ses musiciens. Cette situation peut-elle expliquer un répertoire prétentieux bien éloigné de la culture jazzistique ou plus simplement le Duke avait-il besoin de la reconnaissance d’un plus large public ?
Comme le phénix, l’orchestre renaît de ses cendres au festival de Newport en 1956 grâce à un long solo de 27 chorus du sax-ténor Paul Gonsalves. C’est un triomphe. Les grands disques de cette époque sont Such Sweet Thunder, 1957 et suite au décès de son collaborateur Strayhorn, son vibrant hommage And His Mother Called him Bill, 1967, pour Colombia. La troisième période débute vers 1960. Duke Ellington, toujours à l’avant-garde, modernise ses compositions. Certaines mauvaises langues diront qu’il allait souvent voir Bud Powell pour lui emprunter ses idées.
Les dernières années de sa vie, Duke Ellington, qui était profondément croyant, a composé deux pièces distinctes de musique sacrée. La première fut interprétée à la cathédrale de la Grâce, San Francisco en 1965, la seconde à la Cathédrale St Jean, New York en 1968. La diversité de ses créations dépasse le cadre du jazz, un terme qu’il réfute se considérant comme un compositeur de musique afro-américaine.
Duke Ellington est une exception dans l’histoire de la musique. Musicien complet, il a toujours été à la recherche de la perfection et n’a cessé de récrire ses orchestrations. Après son dernier concert du soir, il travaillait la nuit sur un piano installé dans sa chambre d’hôtel et souvent ses musiciens découvraient un nouvel arrangement d’une mélodie jouée la veille et à l’identique pendant plus de dix ans. Pendant sa longue carrière de plus de cinquante années, sa formation a parcouru le monde sans répit et ses musiciens n’avaient droit qu’à trois semaines de congé par an. Beaucoup l’ont quittée épuisés par les déplacements quotidiens et sont revenus alors qu’ils pouvaient toucher un salaire plus conséquent ailleurs. « Faire partie du meilleur orchestre du monde et jouer chez Duke, c’est comme aller à l’université » dira l’un deux. Des musiciens comme Harry Carney ou Johnny Hodges (sauf cinq ans dans les années 50) n’ont jamais quitté la formation pendant un demi-siècle.
L’homme avait une prestance naturelle et savait gérer ses musiciens et résoudre tous les problèmes internes qui étaient nombreux. Une quinzaine de musiciens, autant de fortes individualités. Certains ne se sont jamais adressés la parole pendant des années. Duke Ellington était tolérant. A titre d’exemple, Il acceptait l’alcoolisme de Paul Gonsalves, qui s’endormait sur scène car, pour lui, il
était un soliste irremplaçable. Je me souviens de Gonsalves au bar du Sofitel à Strasbourg où, au grand étonnement des clients, il a descendu une bouteille de vodka en moins d’une demi-heure avant de partir raide comme la justice.
Duke Ellington eut également le courage et le mérite d’engager Billy Strayhorn, un homosexuel efféminé dans les années quarante, et à en faire son collaborateur à l’époque d’une Amérique puritaine.
Il était le seul, à ma connaissance, à payer ses musiciens pour des séances privées et enregistrées afin d’entendre ses dernières orchestrations. Ces enregistrements n’ont jamais été publiés commercialement, mais une partie ont vu le jour en cassette-audio (private collection of Benny Asland). On découvre ainsi le processus de création: une première version en piano solo, quelques jours plus tard celle en trio, puis peu après la version orchestrale définitive.
Duke Ellington nous laisse des milliers d’heures d‘enregistrements dans différents contextes : piano solo, trio, grand orchestre ainsi que des séances de studio avec Charles Mingus, Coleman Hawkins, John Coltrane…
Il est unanimement considéré comme l’un plus grands compositeurs et arrangeurs du XXème siècle. Son œuvre a été récompensée par de nombreuses distinctions. De nombreux ouvrages, films et vidéo lui ont été consacrés
Léon Terjanian
Photo : Duke Ellington au Palais des Fêtes, Strasbourg le 7 mars 1967.